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culottes, intimidaient la race artistique. De plus, aussi peu cultivé que Mrs Mingott, il considérait les écrivains comme des pourvoyeurs salariés, préposés au plaisir des riches, et son opinion n’avait jamais été mise en question par quelqu’un d’assez riche pour l’influencer.

Newland Archer avait toujours accepté cet état de choses comme faisant partie de la structure de son univers. Il savait qu’il y avait, dans la vieille société européenne, des milieux où les peintres, les poètes, les romanciers, les hommes de science, et même les grands acteurs, étaient aussi recherchés que des princes. Il aimait à se figurer quel avait dû être le plaisir de vivre dans des salons où l’on s’entretenait avec ses auteurs favoris : Thackeray, Browning, William Morris, Mérimée (dont les Lettres à une Inconnue étaient un de ses livres préférés). Mais, à New-York, quel rêve irréalisable ! Archer connaissait personnellement la plupart des écrivains, musiciens et peintres de sa ville natale. Il les rencontrait au Century Club, ou dans les petits cercles littéraires et musicaux qui commençaient à naître. S’il les voyait avec plaisir dans ces milieux-là, il n’en était pas de même chez les Blenker, où ils se trouvaient mêlés à des femmes du monde aussi ferventes que mal fagotées, qui les exhibaient comme des curiosités. Même après ses conversations les plus intéressantes avec Ned Winsett, Archer gardait l’impression que, si son monde à lui était bien restreint, le leur l’était encore davantage, et que le seul moyen de les élargir l’un et l’autre serait d’arriver à les fondre.

Tout en réfléchissant ainsi, il essayait de se figurer le milieu où la comtesse Olenska avait vécu, avait souffert, avait aussi, peut-être, goûté de mystérieuses joies. Comme elle avait ri en lui racontant que sa grand’mère Mingott et les Welland s’opposaient à son installation dans un quartier bohème abandonné aux « gens qui écrivent ! » En réalité, ce que sa famille désapprouvait, c’était l’originalité d’aller habiter un quartier si peu élégant ; mais cette nuance lui échappait, et elle pensait que la littérature était considérée comme compromettante.

Elle, au contraire, n’en avait pas peur, à en juger par les livres qu’on voyait épars dans son salon (à New-York, on ne laissait pas traîner de livres dans un salon). La plupart de ces livres étaient des romans, mais qui avaient cependant éveillé l’attention d’Archer par des noms nouveaux : Paul Bourget,