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idée que le culte de la parodie et le ricanement en face des dieux et des héros sont éminemment le fait de la race française. A l’heure où les énergies allemandes, saturées d’une farouche superstition nordique, tendent à se créer dans la Tétralogie de Wagner une expression triomphante, les grêles ritournelles de la Belle Hélène et de l’Œil crevé suffisent à la moyenne française, menée par une minorité de boulevardiers. Cela dans les années qui précèdent l’Année terrible !

Taine, en 1870, venait de passer le Rhin pour étudier l’Allemagne. Eût-il partagé cette effroyable sécurité des hommes du Second Empire et de son camarade About ? Eût-il au contraire après étude donné un écho aux alarmes de Tocqueville et des meilleurs Alsaciens ? La guerre le surprit au début de ses investigations trop tardives.

La guerre et la défaite ! Comment s’étonner qu’un tel refoulement ait écarté du Rhin non seulement notre réalité nationale, je veux dire notre territoire et notre population, mais même notre curiosité ? Francfort, la clef de voûte des Allemagnes du Nord et du Sud, le gué des Francs sur le Rhin, comme l’indique son étymologie, servant d’étiquette à notre désastre : quel désaveu plus évident pouvait-on redouter ? Dans l’amoindrissement de la France vaincue, le Rhin n’est plus qu’un fleuve d’amers ressouvenirs, un des derniers refuges des légendes dans le monde, et, parmi ces légendes, la gloire de la France. Seules les rêveries nostalgiques s’aventurent vers ses rives[1]. La musique de l’Or du Rhin, le souvenir des cathédrales ogivales, le culte de Beethoven polarisent encore quelques fidélités, mais, pour tous ceux qui ne vivent que dans le présent, le Rhin est un fleuve interdit. C’est une rivière allemande, prussienne même, vouée à une organisation mercantile. Pendant un demi-siècle la France est séparée du Rhin. Nous n’y avons plus d’activité intellectuelle, et telle est notre discrétion de vaincus que nous nous interdisons même de faire écho aux sympathies que la Rhénanie du Kulturkampf cherche à témoigner à sa voisine catholique.

J’ai connu ces minutes de notre dépression nationale. Il y

  1. Cette note trouve son expression juste dans un poème, que j’ai sous les yeux, de Fernand Baldenne, l’expression juste de la « rêverie rhénane » d’un enfant de 1871 (dans le volume Mezza voce). Peut-être y avait-il, dans le sentiment même que le Rhin n’était plus vers 1890 accessible qu’au rêve français, le germe d’un changement et une nouvelle orientation qui commençait.