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civilisations différentes et complémentaires : d’une part, la France progressiste, et, d’autre part, l’Allemagne immobile, sinon retardataire. Victor Hugo en Rhénanie va voir revivre les fantômes des Burgraves : il comprend ce pays aux profondes vallées, comme une Thessalie occidentale, hantée de Titans, qui sont réfractaires à l’ordre olympien, jaloux de leurs prérogatives locales, perpétuellement en lutte avec leurs voisins et qui groupent autour d’eux des clans fermés et rivaux.

On vécut longtemps là-dessus. Cette doctrine de Hugo, sa génération l’adopte en grande partie. Un jour vient sans doute qu’Edgar Quinet se détache de cette conception romantique et prévoit le danger pour la France : il distingue les germes d’un pangermanisme qui de Prusse est en train de gagner d’autres régions de l’Allemagne et pour qui le Rhin deviendra un fossé aisément franchissable. Mais comme il est isolé ! L’assentiment public va à Lamartine, qui, dans sa Marseillaise de la paix, s’écrie :

Vivent les nobles fils de la Grande Allemagne !

Pour reconnaître les appétits et les ambitions d’outre-Rhin, la France devra traverser des épreuves qu’elle ne soupçonne même pas en 1843.

Une nouvelle génération succède aux hommes du romantisme. Le Rhin du second Empire devient le fleuve des villes d’eaux, d’Ems, de Wiesbaden et de Bade, une sorte de pays pour voyages de noces, où l’on entretient soigneusement des ruines pour touristes, où l’on exhume des légendes pour Anglais voyageurs, où tous les restaurants ont leur orchestre, toutes les terrasses au bord de l’eau leur fête de nuit toute prête, tous les casinos leur aimable tapis vert, toutes les duchesses de Gérolstein leur garde du corps de trente-six carabiniers. En partie sous des influences intéressées, le Français de ce moment-là ne se croit plus d’autre mission sur le Rhin que celle de badaud. Dans le sillage ouvert par le génie de Henri Heine, Prussien libéré de Düsseldorf, et tandis qu’Offenbach arrive de Cologne, des feuilletonistes chers au boulevard et tous originaires du Rhin, les Albert Wolff et les Aurélien Scholl, les Alexandre Weill et peut-être les Henri Murger, prennent plaisir à déposséder l’âme française de sa foi en elle-même et favorisent cette