Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 60.djvu/583

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monstres, qui ont connu, peut-être, les commencements de la Bretagne. Dans les printemps que voient nos yeux, ils continuent de mettre au jour, comme en tous les avrils des siècles abolis, leurs générations toujours pareilles de bourgeons.

Un seul gît terre, foudroyé, écartelé du coup, ce qui fut sa moelle changé en charbon. Plus d’écorce : il est nu, gris, de ce gris d’ossement ancien qui ne peut plus changer. Depuis combien de temps est-il mort ?

Et comment sont-ils restés là ? Durent-ils, protégés par quelque vague respect religieux, par quelque superstition, demi-sacrés comme les mégalithes ? Ou, simplement, furent-ils oubliés là, dans ce repli de la campagne bretonne, d’où notre humanité moderne semble si loin ? A côté, la pauvre ferme, dans sa cour boueuse et qui sent bon le fumier, n’est pas moins isolée, hors de la société rurale, dirait-on, retranchée dans sa vie à part, comme ces anciens qui ont cessé de se mêler aux hommes d’aujourd’hui. Et je l’imagine aussi vieille. Son toit, ses murs mêmes, peuvent avoir plusieurs fois changé, mais de tout temps, à coup sûr, il y eut là un gîte humain. Là vécurent les hommes qui séparèrent le clos de la lande, et mirent à côté d’eux cette compagnie d’arbres.

Toujours cette impression d’un jour d’autrefois qui se survit, comme si le pas du Temps s’était arrêté, en ces lieux abandonnés, oubliés dans un autre âge.

Par les matins voilés, cette impression s’approfondit. Sous une tenture abaissée de vapeurs, d’où filtre, entre des replis sombres, une pâle clarté grise, cette terre semble s’envelopper du rêve d’autrefois. Le fluide et toujours nouveau présent en est exclu. Rien qui soit du flux de la vie. Immobilité, recueillement, souvenir…

Parfois, en haut du chemin vert, une file de bétail débouche, sans bruit, dans le clos. Une femme les suit, pieds nus, en vêtement d’une autre époque, et dont un long usage, les rudes travaux de la terre, ont terni, presque effaré les demi-cercles d’or. A notre vue, elle s’arrête, interdite, et puis, replaçant la barrière sur sa cheville, elle s’en va passer avec ses bêtes sous les arbres sacrés.

Ces anciens de la terre bretonne, que savent-ils de la succession des vivants à leur pied ? Ceux qui remuent à présent autour d’eux diffèrent-ils de ceux d’autrefois ? Cette femme, ce