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échappées sur les rocs lointains, au milieu d’une divine senteur aromatique, on arrive à la Bastei.

De la Bastei, on voit, d’un côté l’Elbe à pic, ardoisée, immobile comme un long ruban moiré et fauve qui tournoie entre des plaines vertes, semées de hautes collines boisées à lianes perpendiculaires, comme d’énormes massifs carrés. De l’autre côté, des gorges profondes tapissées d’arbres et de verdure, et çà et là des files d’énormes piliers de grès. Quelques-uns ont deux ou trois cents pieds de haut et semblent des fûts lézardés de colonnes. Plusieurs ont un clocheton rouge, abrupt, qui monte dans le bleu du ciel. Les divers lits du grès se débitent en dessous par la morsure des pluies, et l’on compte ainsi les blocs superposés des assises. Çà et là des sapins accrochés ; il suffit que la racine ait prise et se cramponne dans une fissure ; l’arbre vit d’humidité et d’air pur ; ils font ainsi des franges fantastiques, des panaches verts à la pierre nue. C’est l’effet, l’aspect de quelque monstrueux monument, ouvrage de géants, et dont les débris épars, les piliers cannelés, les clochetons déformés, les assises croulantes ne laisseraient pas deviner le plan.

En bateau à vapeur, pendant deux heures et demie, jusqu’à Dresde. — Je commence à pouvoir classer les types moraux exprimés par les visages et les physionomies. Ce qui m’a gêné si longtemps, c’est le trait essentiel, le plus répandu de tous, l’indétermination.

1o L’indéterminé, non pas dans le sens de l’irrésolu, mais du non-tranché, du non-arrêté[1]. Il ne semble pas que les passions, instincts, goûts, coulent naturellement et droit dans un lit

  1. Dans un cahier de notes prises par M. Taine au printemps de 1870 après ses lectures d’histoire et de littérature allemande, nous relevons le passage ci-après. « Ce qui distingue l’Allemand, ce n’est pas le manque de volonté, mais le manque de caractère spontané ; il s’en crée un artificiel. Nulle part en Europe on n’a vu un peuple tâtonner si fort et si longtemps avant de savoir ce qu’il est et ce qu’il aime, suivre en tant de façons les modèles étrangers. Ils n’ont pas les vives préférences, les fortes impulsions primitives, les aversions décidées, partant l’initiative vigoureuse qui en Angleterre, en Espagne, en Italie, en France, ont produit les formes sociales et littéraires nationales. Ailleurs, le cœur, les sens dictent, puis la cervelle raisonnante travaille par-dessus ; chez eux, dans le vague et la confusion des aspirations, la tête spéculative seule gouverne, modèle, dirige le reste. — Donc, indétermination de l’être passionné, volontaire et sensitif. Partant, flexibilité pour entrer dans un moule quelconque, et autorité de la pensée raisonnante. Partant, aptitude à saisir l’imperceptible, à le systématiser sous des idées générales latentes, génie musical. — Par suite, patience, peu de besoins, esprit d’obéissance, stagnation très longue à l’occasion, et résignation indéfinie. »