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l’effet. Marianne avoue tout son passé ; Bargas ne pardonne ni n’accepte, il subit. C’est la vie.

Marianne restera-t-elle aux côtés de Bargas ? Ce serait son intérêt. Mais elle a un cœur et nous sommes en temps de guerre. D’Andolle a été blessé, pas très grièvement ; il traîne un peu la jambe : c’est un héros au meilleur marché. Marianne part avec lui. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, Lahonce refuse à Bargas l’appui qu’il lui avait presque promis. C’est l’effondrement. Bargas a perdu sur les deux tableaux. Oui, mais il y a une petite personne dont nous avons vu, d’acte en acte, se dégager le caractère et grandir le rôle : c’est Alice Duplay. Comme tant d’autres pendant la guerre, elle s’est révélée femme de tête, laborieuse et énergique. On devine qu’avec elle Noël Bargas pourra refaire sa vie. Ce personnage d’Alice Duplay est celui vers qui vont toutes nos sympathies ; il est, d’ailleurs, le mieux dessiné de la pièce et ressemble à beaucoup de nos contemporaines : hommage discret au courage de la femme française qui nous a rendu tant de services pendant la guerre, — et qui continue.

A travers les incidents que je viens de conter et qui forment la charpente de la pièce, court une étude de mœurs qui fait l’intérêt supérieur de ces trois actes et leur rare qualité littéraire. Étude qu’on pourrait qualifier d’ « historique », car tant de choses se sont passées depuis ces premiers mois de la guerre ! A distance, nous avons peine à reconnaître notre propre portrait. Mais nous pouvons nous fier à M. Capus, qui fut, pendant toute la guerre, l’observateur le plus attentif et le plus pénétrant de la conscience française ; nous en avons pour preuve ses admirables « éditoriaux », qui resteront parmi les plus précieux et les plus nobles spécimens de la littérature de guerre. Le dialogue de la Traversée vaut par la justesse et par le naturel, autant que par la finesse du trait. Jamais rien d’appuyé ; aucun de ces mots fabriqués, préparés du plus loin qui soit, qu’on voit venir avec résignation et qui nous arrivent impitoyablement, chargés de banalité et de déjà entendu ; un esprit souple, défié, et tout en nuances.

Le théâtre Marigny a fait tous ses efforts, et il faut savoir gré à Mlle Maille d’avoir choisi, pour inaugurer, sa direction, une telle comédie, qui est une pièce pour les connaisseurs. Il reste que les interprètes de la Traversée n’ont pas su la mettre en valeur, à l’exception de Mlle Renée Ludger, charmante dans le rôle d’Alice, et de Mme Juliette Darcourt, une baronne très amusante. La Traversée n’a été ni jouée, ni mise en scène ; elle a été récitée, et souvent mal récitée dans un cadre qui d’aucune manière ne lui convenait.