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annoncé. Le monde se modifie ; il ne change pas ; il est toujours le monde ; les Lois de la nature sont éternelles. »

Avec ces dispositions d’esprit il était dans notre XIXe siècle, l’homme le plus propre à retenir et contenir notre esprit mobile sur toutes les pentes où il s’engageait impétueusement. Il repoussait à peu près toutes les « grandes idées, » de ses contemporains. « Votre Thiers, me disait un de ses ennemis, à force de ne rien comprendre, aura toujours raison. » Cela voulait dire que les choses allant moins vite que les idées, à repousser les vastes desseins réformateurs qui ont des chances de ne se réaliser que dans quelques siècles, Thiers se trouvait presque toujours d’accord avec les faits d’aujourd’hui et de demain, et s’appuyant sur aujourd’hui, trouvait presque toujours demain pour lui donner raison.

C’est ainsi qu’il a été essentiellement négatif pour être efficacement modérateur.

De toutes les nouveautés du siècle, il n’a accepté que la République, parce qu’avec sa sagacité d’historien bien renseigné, il s’était aperçu que la République n’était pas une nouveauté ; qu’elle existait depuis le jour où l’on n’avait plus voulu que de la Royauté constitutionnelle, c’est-à-dire d’une présidence de la République ; et que, d’autre part, trois familles, et trois partis derrière elle, se disputant cette présidence héréditaire de la République, l’accord consistait à les exclure toutes les trois. Mais toutes les autres idées nouvelles lui ont paru prématurées. Il nous a rendu les plus grands services, souvent insuffisants, mais ce ne fut pas de sa faute, en les combattant. Il nous a prémunis contre les générosités de notre esprit. Il a repoussé le libre échange, le désarmement, la décentralisation, le principe des nationalités, le socialisme. C’est un programme complet de réactionnaire ; disons que c’est un programme complet d’homme prudent, très timoré, convaincu que l’avenir nous tire à lui toujours assez vite et que c’est très dangereux que de le vouloir devancer ; disons aussi que c’est un programme de patriote qui était stupéfait et irrité que la France inventât presque toujours les idées qui lui étaient le plus nuisibles.

Quand on a ce tour d’esprit on est sans influence sur ses contemporains si l’on n’est pas très savant et très pratique. Car l’idée qui doit se réaliser après demain a toujours pour les hommes des séductions irrésistibles qu’on ne peut combattre