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prouvent et la manière de les exposer. Il voulait que l’auditeur le crût encore seulement à l’exposition préliminaire des faits de la cause et déjà fût convaincu, avec l’illusion précieuse qu’il s’était convaincu lui-même.

Il réussissait merveilleusement à ce jeu, et plus encore à celui qui consiste à manier les assemblées pour les, mettre dans la situation d’esprit où l’on veut qu’elles soient. Très agressif et irritable, au commencement de sa carrière oratoire, jusqu’à se mettre dans d’assez mauvais cas, il avait fini, comme les hommes supérieurs, par faire une qualité du défaut qu’il ne pouvait pas corriger, en sachant en tirer parti, il savait que dans une assemblée nombreuse le mot malheureux qui est comme latent dans les esprits d’une partie de la compagnie, sera toujours dit, si on sait le provoquer sans avoir l’air de le prévoir. A deux cents on ne retient pas une sottise, bien sollicitée. Par une suite d’agressions qui semblaient échapper à son humeur méridionale, la sottise qu’il voulait qu’on dit, il la faisait toujours jaillir à un moment, et au moment propice. « C’est à croire qu’il y a un compère, » s’écria Montalembert un jour où le jeu était plus apparent. Il n’y avait pas de compère, mais dans un autre sens du mot, il y avait un rusé compère.

Dans ses discours moins que dans ses autres ouvrages, mais dans ses discours aussi, Thiers avait deux styles, qui devaient être un peu étonnés de se rencontrer. L’un était celui dont il usait quand il ne songeait pas à être écrivain ; il était excellent. C’est celui qu’il a très bien défini dans une page célèbre de l’Histoire de l’Empire, c’est le style qui semble ne pas exister, le style tellement sobre, tellement dépouillé qu’il n’est qu’une « glace sans tain » entre la pensée de l’auteur et celui qui le lit.

Ce style merveilleux, le seul que l’historien, l’orateur politique, le diplomate, l’homme d’Etat doivent se permettre d’avoir, c’est assez souvent, c’est presque le plus souvent, celui de Thiers. Mais il n’avait pas le courage ou le goût de le garder toujours. Il ne résistait pas à la tentation de faire admirer ou d’admirer lui-même un de ses développements ou une de ses phrases. Il visait à la grande éloquence, qu’on n’atteint que quand on ne la cherche pas, ou plutôt, car il ne suffit pas de ne la chercher point pour l’atteindre, qu’on n’atteint jamais quand on la cherche. Alors il était pompeux, solennel et