Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 60.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus vif des plaisirs. Il a trouvé dans l’Histoire de l’Empire de quoi se satisfaire. Il est impossible d’aller plus loin dans la chasse ardente du détail, dans la minutieuse enquête de toutes les ressources. Le scrupule est ici un besoin, une sollicitude acharnée qui se communique au lecteur.

Quand il n’aurait pas eu cette passion par lui-même, en homme d’Etat qui s’était promis d’imposer le respect par une connaissance des faits qui troublait et accablait ses adversaires, Thiers aurait senti que le seul moyen d’intéresser le lecteur à la statistique, c’est de la lui donner complète, de le faire descendre avec lui dans les lacis du souterrain. Alors l’intérêt se réveille, l’immensité, non pas tant de l’œuvre, l’immensité des choses, l’infini de la réalité, pour ainsi parler, se révèle, et nous sommes véritablement émus de ce spectacle de l’extrême multiplicité et complexité des ressorts de l’humanité organisée. C’est la civilisation qui est là, non pas dans sa fleur, arts, littérature, rêveries philosophiques, mais dans la structure que les siècles et l’invention organisatrice des hommes lui ont peu à peu donnée ; c’est ce qu’est devenu, soldat, contribuable, producteur de richesse et de combien de richesse, agent de force et de combien de force, accommodé et souple à la discipline, et dans quelle mesure, fibre du muscle lui-même engagé dans un grand corps, l’homme d’Europe, l’aryen, l’être du monde le plus capable de socialité, le plus capable de former avec ses semblables ces machines liées, compliquées, savantes, puissantes pour l’attaque et la résistance qu’on appelle les grandes nations.

Et que ce spectacle soit épouvantablement triste quand on songe que ces associations si délicates et si fortes, ces chefs-d’œuvre à la fois d’instinct et d’industrie associationnistes, ces corps si savamment organisés, ne savent que jeter les uns sur les autres, ou savent surtout jeter les uns sur les autres le poids de leurs masses, et la redoutable force de leur science organisatrice centuplant le poids de leurs masses, qu’on se dise alors que cette civilisation n’est qu’une forme déplorablement raffinée et habile de la barbarie, cela n’empêche point le spectacle d’être beau, cela ne rend que l’émotion plus profonde ; et l’œuvre où, par l’exactitude, par la précision des cent mille détails, et par la lucidité suprême avec laquelle ils sont exposés, cette vaste et pénétrante vue du monde moderne nous est