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Thiers l’a écrite avec un grand soin de s’entourer de tous les documents, assez peu nombreux alors, qui existaient, et des souvenirs, nombreux au contraire, des contemporains, avec sa plume déjà alerte, avec son grand respect, qu’il avait déjà, pour la force des choses, et avec des qualités, déjà fort marquées, d’homme d’État. Son respect pour la force des choses s’est montré là par une sorte de fatalisme historique qu’on lui a beaucoup reproché, et dont on ne peut pas le justifier tout à fait. Dans un opéra-comique représenté à Feydeau en 1796, un personnage, nommé Blaise, résume ainsi son opinion sur la Révolution : « Enfin, apparemment, il fallait ça, puisque ça y est. » L’opinion de M. Blaise est un peu celle de Thiers. Jamais le mot devoir et la formule « cela devait être » n’ont été plus employés que dans cet ouvrage. Les Feuillants devaient succomber sous les Girondins, les Girondins devaient succomber sous les Jacobins, les Jacobins devaient succomber sous les Thermidoriens et tous sous le despotisme. Cela est probable, puisque cela a été, et le contradicteur est ici en mauvaise posture, puisqu’il oppose des hypothèses rétroactives à des faits qui ont toujours pour eux la réalité. Il est plus facile de dire de choses qui se sont faites qu’elles ont dû l’être que de dire de choses qui ont été ainsi qu’elles auraient pu être autrement, et l’uchronie a naturellement toujours un air d’utopie. Rien cependant ne choque et n’agace plus un homme, encore que ce soit assez raisonnable, que de lui dire que sa vie a été exactement ce qu’il était nécessaire qu’elle fût, et qu’elle n’aurait jamais pu prendre à droite, quand elle a pris à gauche. La même impression, nous réprouvons quand nous lisons un livre où la nécessité des faits historiques est présentée avec une pareille intrépidité d’affirmation. Nous croyons sentir que la part des circonstances, c’est-à-dire des légers événements évidemment non nécessaires, est grande encore sur la suite des choses et que, par conséquent, il n’en faudrait pas tant pour que cette suite des choses n’eût pas été précisément la même qu’elle a été. Nous sommes toujours tentés d’opposer à l’histoire le nez de Cléopâtre ou le grain de sable de Cromwell, et nous devenons voltairiens et convaincus de l’influence des petites causes sur les grands effets par opposition à un homme qui a trop beau jeu à nous affirmer les choses comme étant nécessaires parce qu’elles sont, en nous défiant de les présenter autres sans entrer dans la supposition.