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farouche. Il voulait tuer son homme d’affaires, les jours de pénurie. Une fois, les bouchers et divers marchands qui n’avaient pas été payés se réunirent et vinrent demander leur dû à Mme d’Estrées : elle les fit « maltraiter et battre. » Ils allèrent se plaindre aux messieurs d’Aulterroche, naguère amis et partisans de M. d’Alègre et désormais acharnés contre lui, depuis que M. d’Alègre, étant de méchante humeur, avait jeté son épée vers l’un d’eux.

Bref, un soir du mois de juin 1592, les frères d’Aulterroche, l’un d’eux consul de la ville d’Issoire, un boucher dit le Grand Besant, un chapelier du nom de Christophe de Crest et quelques autres gaillards en colère firent une assemblée dans la cave de Gilbert Liron, parent des messieurs d’Aulterroche. L’on but et l’on résolut de sauver les bons citoyens de la ville d’Issoire. Comment faire ? Gilbert Liron prit la parole et dit que le seul moyen qu’il aperçût n’était que tuer M. d’Alègre. D’ailleurs, il avait « préparé un pétard ; » voulait-on le suivre ? on le suivit incontinent.

Les conjurés trouvèrent ouverte une porte qui leur permit d’aller à la maison du gouverneur. Ils grimpèrent à une échelle et furent dans une galerie sur laquelle donnait la porte de la chambre principale. Gilbert Liron allumait son pétard, pour enfoncer la porte. Alors, Astrée se réveilla et dit : « J’entends du bruit ; c’est quelque troupe mal décidée. » M. d’Alègre répondit : « Madame, ce n’est rien ! » Cependant, il se leva. Il entassa devant la porte escabelles, tables, coffres et tous objets qu’il eut sous la main. Nonobstant ces précautions, le pétard fit son brutal effet ; la porte s’abattit. M. d’Alègre fut blessé au bras. Il ne perdit point courage. Il commanda vivement qu’Astrée se retirât dans la chambre des filles et, tirant de sous le traversin de son lit une pertuisane, il commença de faire bonne défense. Les assaillants se précipitèrent : M. d’Alègre fut « couché à terre d’un coup de dague ». Les créanciers, pour rentrer dans leur dû, pillèrent bagues, joyaux et vaisselle d’argent.

Astrée aux cheveux d’or frisé, l’Astre divin, s’était réfugiée « au bouge des servantes » et cachée dans une ruelle. Le Grand Besant l’y découvrit, à peine vêtue. Elle le supplia : « Hélas ! monsieur, dit-elle d’une tremblante voix, voulez-vous tuer les dames aussi ? » Le Grand Besant, qui n’était pas en train de galanterie, répondit impoliment : « Oui, nous voulons tuer le chien et la chienne ! » Il lui donna « un coup de couteau dans la mamelle. » Les forcenés jetèrent par les fenêtres les deux cadavres, celui de M. d’Alègre et celui d’Astrée ; ensuite, ils les jetèrent dans un puits. Et ils s’en allèrent, précédés