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pour la vieillesse est si contraire à la nature qu’on ne l’inspirera jamais à la masse. Quelques tempéraments exceptionnels, dévorés d’ambitions ou d’activité, feront le sacrifice de leur jeunesse ! — Eh ! mais le voilà, le « sacrifice » que réclamait précédemment Emile ! C’est le plus salutaire au corps social qui se puisse accomplir ! — En revanche, reprend-il, celui qui se sentira simple, aimant, porté à la rêverie, à d’innocents et légitimes plaisirs, soumis enfin à ces besoins d’affection et de calme qui sont le bien-être légitime de l’espèce humaine, (toujours l’appel au droit avant la concession au devoir), celui-là fuira cette geôle de travail excessif où l’on prétendrait l’enfermer : « Si, insiste le jeune homme, après votre formule : à chacun selon ses capacités, vous n’ajoutez pas aussitôt : à chacun selon ses besoins, c’est l’injustice ( ! ) qui règne, c’est le droit du plus fort par l’intelligence ou par la volonté ! C’est l’aristocratie ou le privilège sous d’autres formes ! » Que tout cela est bien femme en vérité et nous ouvre des jours précieux sur la psychologie féminisée du rousseauisme, car les commentateurs masculins de cette doctrine hasardent moins de non-sens ingénus et se taisent sur ces corollaires, trop compromettants, de leur prédication mystique !

« Cette paresse, cette apathie à laquelle vous vous heurtez dans le peuple, achève cependant Emile avec intrépidité, sont les résultats d’une lutte où quelques-uns triomphent seuls ! Supprimez la lutte économique ! Alors, vous trouverez autour de vous tant de zèle et tant d’amour que vous ne serez plus obligés de vous épuiser seuls. Vous pouvez décupler, centupler le zèle ! Vous pouvez faire éclore, comme par miracle, le feu du dévouement, l’intelligence du cœur dans ces âmes affaissées, engourdies et vous ne le voudriez pas ! Supprimez le bénéfice personnel ! Moi, j’y renonce avec transport ! Et cette fortune que vous rêvez à présent pour vous seul dépassera, pour l’ensemble, vos prévisions les plus optimistes ! » — Ce qui nous ramène en plein fouriérisme rousseauiste, ainsi qu’il le voit[1].

Désespérant de convertir par le raisonnement ce jeune extatique, l’odieux Cardonnet père imagine un autre moyen de courber son enfant sous sa volonté tyrannique. Il refusera d’autoriser son mariage avec l’aimable Gilberte de Chateaubrun, la

  1. Voir notre étude sur Fourier dans notre ouvrage intitulé : Le Mal romantique. Plon, 1908.