Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/782

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

frappé tout de suite par le caractère étrange, et, en quelque sorte, prodigieux de celle-ci.

En face d’elle, du côté de Kalaa-Djerda, un autre massif, celui-là complètement isolé, se dresse au milieu du steppe pelé et rugueux. De loin, on dirait une monstrueuse grenouille accroupie. C’est ce que les indigènes appellent la Montagne des Serpents. Ce nom, le nom de Jugurtha, le légendaire aventurier numide, le profil farouche de la forteresse cyclopéenne, véritable repaire de brigands ou de révoltés, l’aspect de la plaine fauve comme une peau de lion, — tous ces détails significatifs ont tôt fait de vous remettre dans l’atmosphère antique. Et, tandis qu’on se laisse fasciner par le mirage, qu’on suit des yeux les zigzags des escaliers aériens taillés dans le roc de la citadelle, les sinuosités de l’enceinte rocheuse, avec ses tours, ses demi-lunes, ses plates-formes arrondies, — le train vous débarque tout doucement entre des hangars et des cheminées d’usines, au milieu de toute une poudreuse et fumeuse agglomération industrielle, où circule, parmi les rails et les monte-charges, une population d’ouvriers cosmopolites…

Ce n’est qu’une fausse note d’un instant. Il suffit de sortir de la gare et de se tourner vers le Sud, — vers l’immense plaine où s’étale, comme un mausolée berbère, la Montagne des Serpents et que domine, du haut de son massif rocheux, la Table de Jugurtha, — toutes ces cambuses des phosphatiers disparaissent, elles ne comptent plus, elles s’effacent derrière les plis des terrains comme de petites barques derrière les houles marines. Rien que la terre nue, hérissée d’herbes dures et piquantes comme des aiguilles ; çà et là, des cabanes dont la couleur se confond avec celle du sol, des troupeaux qui bougent vaguement dans un halo de poussière, et les aboiements furieux des chiens. Les nomades voleurs ne sont pas loin. Ils passent, furtifs, sous leurs burnous terreux. Tout au fond de l’horizon, légèrement teinté de rose par le couchant, se dessinent les étranges profils des montagnes africaines, les pitons en forme de mamelles, les cônes écrasés qui rappellent le triangle mystique de Tanit, les enceintes turriformes aux escaliers de rochers vertigineux. On est dans un monde qui n’a plus d’âge, le monde des périodes géologiques et des plus lointaines légendes. On est hors du temps : condition excellente, sorte de purification préliminaire, pour se préparer à l’émotion historique…