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rentes, républicain ; on le disait du moins, quoiqu’il fût bien avec le gouvernement ; mais ce qui le faisait croire, c’est qu’il recevait le journal, lisait quelquefois dans des livres et ne fréquentait point l’église. Son « épouse » était la seule femme invitée à ce festin. Elle restait debout derrière sa chaise, adressant à tout le monde une multitude de petits saluts, tenait ses mains croisées sur son ventre et paraissait envahie d’une envie folle de s’en aller. Elle avait une figure mince, serrée dans son grand bonnet normand ; une tête de poule de Crève-Cœur à huppe blanche, avec un œil tout rond qu’on aurait dit immobile. Car elle se tournait un peu pour regarder, à la façon des volailles. Quand le baron la pria de s’asseoir, elle répondit : « Merci bien, mon bon monsieur, » et resta debout ; et il fallut que Marthe, ayant pris sa chaise, la lui plaçât sous le derrière pour la contraindre à retomber dessus. On avait également invité le frère du curé, de passage à Yport, M. Anselme, sacristain de la cathédrale de Rouen. On le respectait dans le village, peut-être davantage que le prêtre, parce qu’il approchait de Monseigneur, et les dévotes lui confiaient à chaque voyage une cargaison de chapelets et de médailles à faire bénir par l’archevêque. Il gardait cet aspect hermaphrodite et cafard qu’ont presque toujours les proches parents des ecclésiastiques. « Ni chair ni poisson, ni blouse ni soutane, » disait le maire. Il était maigre, allongé des membres, avec des extrémités extraordinairement développées. Ses grosses mains rouges avaient l’air souple, cependant ; elles se remuaient vivement, accoutumées à manier des choses délicates, les linges sacrés, les ornements d’autel, les fines burettes dont il avait l’habitude de boire du vin derrière Importe des sacristies comme l’attestaient quelques veines bleuâtres entrecroisées déjà sur son nez fiasque enflé du bout. Il fit en même temps que son frère un grand signe de croix pour le bénédicité, et la femme du maire les imita pendant que son mari souriait en clignant de l’œil au baron.

Les têtes bientôt furent inclinées vers les assiettes ; le curé et Mme Adélaïde tout seuls restaient droits, leur ventre ne leur permettant pas de se courber ; et de chaque gorge de paysan sortait un gargouillement différent, une musique de soupe avalée. M. Anselme engloutissait, tandis que Mme Vallin, se penchant par mouvements rapides, semblait picoter sa cuiller avec son nez. Jeanne, à trois reprises, étouffa mal un éclat de rire, et le vicomte, gagné par sa gaîté, cherchait des prétextes pour s’y abandonner. La baronne s’efforçait d’être aimable et roulait de gros yeux vers les jeunes gens pour les rappeler aux convenances, tandis que le baron restait digne, froid et poli, mais il semblait un peu contraint et son regard allumé démentait la sévérité de ses lèvres.