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l’aimait, familiarisée avec l’éternel balancement de l’abeille au bout de son fil d’acier.

Ce fut elle qui la réveilla au milieu de cette nuit qu’elle n’oublia jamais.

Le ciel était orageux, et sur la mer de grands éclairs fendaient brusquement l’horizon, éclairant vaguement pendant une seconde l’immensité ténébreuse. Jeanne s’était couchée de bonne heure ; elle s’endormit d’un sommeil pesant et rêva. Elle venait d’entrer dans un bois avec père et petite mère et ils marchaient péniblement tous les trois à travers des branches emmêlées, basses et garnies de feuilles. Père s’éloigna. Pourquoi ? elle ne le savait pas. Elle-même, au bout de quelque temps, petite mère s’étant assise, s’enfonça dans les fourrés et se perdit. Alors le cauchemar commença. Elle ne pouvait plus remuer ses jambes que les branches entortillaient. D’immenses lianes, longues et flexibles comme des couleuvres, s’enroulaient à ses bras, à sa poitrine, la serraient, l’étouffaient. Elle cria, appelant son père et sa mère, et ils répondaient sans cesse, l’appelant aussi, se cherchant l’un l’autre ; et leurs voix répétaient leurs noms à des distances considérables. La pendule sonna et le battement du marteau sur le timbre la réveilla tout à coup. C’était minuit : mais son rêve lui sembla continuer, car une voix dehors appelait : « Jeanne ! » Elle se dressa effrayée, écoutant. La voix éloignée cria de nouveau : « Père ! père ! » puis : « Jeanne ! » Et une pierre lancée frappa le mur.

Mais elle entendit marcher dans la chambre du baron, il s’habillait, il sortit. Elle avait allumé sa bougie, épouvantée par les ténèbres qui lui semblaient peuplées de malheurs. On parla quelque temps auprès de la barrière, puis des pas plus nombreux revinrent. Son père disait : « La chambre ne sera probablement pas faite, vous vous arrangerez comme vous pourrez. » Quelqu’un répondit : « Tant pis, une nuit est bien vite passée. » Elle ne se trompait pas, c’était son frère. Elle pensa d’abord : « Comme petite mère sera contente ! » Ils montaient l’escalier qui conduisait chez elle et dans les pièces de la maison. Alors elle se leva doucement et se drapa dans un grand châle bleu qu’elle mettait le soir sur le rivage. Dans un mouvement qu’elle fit, ses cheveux se répandirent comme une large vague blonde roulant sur l’azur clair du cachemire. Elle prit sa lumière à la main et quand elle entendit les pas contre sa porte, elle ouvrit. En face d’elle, immobile d’admiration, un grand garçon, brun, avec des cheveux crépus et une barbe frisée, d’un noir luisant, la regardait. Il crut voir Vénus enveloppée dans un morceau du firmament ; mais l’apparition fut courte, car elle poussa un cri, et s’enferma à double tour. Un doigt discret heurta sa porte, et quelqu’un, c’était bien son frère cette fois,