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surprise de l’inviter. Chaque jour elle voulait lui écrire, mais elle différait sans cesse, vaincue par l’amollissement du bien-être, la lâcheté au travail que lui donnait le voisinage de la mer. Elle montait à sa chambre, prenait sa plume, commençait : « Ma chère Julie, » puis rêvait un quart d’heure, et s’en allait, espérant toujours être plus inspirée le lendemain.


L’abbé Picot, un curé joyeux et madré, indulgent aux faiblesses humaines, joue dans le roman un rôle important. Sa physionomie, très étudiée, fouillée dans tous ses traits, au physique et au moral, en fait un des types originaux de la galerie si riche et si variée que Guy de Maupassant a peinte. Le « Vieux Manuscrit » n’en renferme que l’ébauche. Il s’y marque une intention de grivoiserie si accentuée que le texte définitif en a atténué la grossièreté souvent choquante. L’abbé Picot présentait, dans le roman publié, à la famille de Jeanne, son futur mari, le vicomte de Lamare. Dans le « Vieux Manuscrit, » la présentation était faite par le frère de la jeune fille, et voici toute une série de scènes charmantes ou audacieuses qui l’amènent :


De tous les meubles de sa chambre, c’était sa pendule que Jeanne aimait le mieux. Son grand lit, gardé par quatre guerriers de chêne, la ravissait ; elle ne finissait point de l’admirer. Sa tapisserie déroulant sans cesse autour d’elle ces anciennes tendresses inoubliées depuis des époques si lointaines, la faisait songer à l’éternité de l’amour, emplissait son imagination, lui développait des horizons, mettait dans ses yeux l’harmonie des vieilles couleurs un peu fanées, et des poésies dans sa pensée. Mais sa pendule était vivante. Elle battait de même qu’un cœur, et la petite abeille d’émail, qui sans cesse allait et venait sur son parterre où fleurissaient des marguerites à feuilles d’or, était devenue comme une amie. Jeanne, parfois, l’arrêtait du bout du doigt, mais aussitôt qu’elle la laissait libre, la mouche repartait au plus vite comme pour ne point perdre de temps, et ne paraissait pas désireuse de se reposer un peu sur ses belles fleurs brillantes épanouies sous elle. Il semblait à la jeune fille que c’était sa vie qui battait là de ce petit tic-tac deux et régulier, et tant qu’elle l’entendrait, pensait-elle, le malheur ne la toucherait pas. Elle songeait que la mince aiguille qui se promenait sur le cadran marquerait l’une après l’autre toutes les heures heureuses de son avenir. Sa marche tranquille et certaine la poussait vers les événements attendus. Elle ne songeait point que l’aiguille ne s’arrêtait pas sur le bonheur.

Elle était peut-être de mauvais goût, cette pendule, mais elle