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toutes vernies de sève, resplendissaient dans un tourbillonnement de feu.

Une vallée s’ouvrit, profonde, entre deux collines que couronnaient deux forêts. Une petite rivière y coulait, et la vapeur brûlante des prairies s’élevait en miroitant ainsi que l’haleine d’un brasier. On ralentit sur un pont de pierre fait en dos d’âne, et Jeanne se penchant vivement, aperçut dans le courant clair trois gros poissons immobiles qui paraissaient considérer quelque chose au milieu des herbes aquatiques. Puis d’autres vallées, des villages, des plaines, des bois, des usines aux longues cheminées disparurent tour à tour ; et les rêves de la jeune fille se précipitaient plus rapides que les paysages, tumultueux, fous, mais chargés de bonheur, plus purs que le ciel et plus éclatants que le soleil.

Quelquefois, près de la portière ouverte, un papillon jaune voltigeant apparaissait comme une tache d’or.


La description du château des Peuples et de la chambre de Jeanne avec ses tapisseries flamandes et la délicate analyse des émotions de la jeune fille ne diffèrent dans les deux textes que par des transpositions et de légères variantes. Maupassant vivait ici dans les souvenirs de son enfance. Le château des Peuples, c’était le château de Miromesnil où il était né, à huit kilomètres de Dieppe. Tout ce pays, Etretat, Fécamp, Yport, Yvetot, était le sien. En racontant Jeanne, il se racontait. Etait-ce un souvenir de son enfance qu’il faisait revivre dans le « Vieux Manuscrit, » avec la douloureuse histoire d’un enfant aveugle qu’il sacrifie ensuite dans le texte corrigé et définitif’ ? Ces pages méritent de n’être pas perdues.


Les barques du pays, halées sur le galet, avec leurs joues rondes brillantes de goudron, reposaient sur le flanc. Quelques hommes les préparaient pour la marée prochaine ; et Jeanne s’avançant allait de l’une à l’autre quand elle fut attirée par des cris d’enfant.

Elle vit d’abord, entre deux bateaux, une montagne de petits vêtements, des chemises de laine grandes comme la main, et des culottes microscopiques, où pendait une corde en guise de bretelle et dont les jambes semblaient écartées par le passage continu du ruisseau.

Comme les hurlements continuaient, elle descendit plus près de la mer, et aperçut tout à coup une bande de galopins tout nus qui traînaient vers l’eau un de leurs camarades, ils formaient une masse de chair blanche où des membres se démenaient et ils marchaient en ramant des bras avec des contorsions du corps, à cause du galet qui