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façon dans les deux manuscrits, présente dans le plus ancien cette particularité qu’au lion de partir de Rouen, il est coupé par une halte dans cette ville et que les détails du paysage y sont plus abondants.


On traversa Saint-Germain, Meulan, Epone ; à Rosny l’on déjeuna. Puis l’on repartit vers une heure. Tout le monde dormait maintenant, hormis Jeanne. Les têtes, inertes et secouées, battaient les panneaux capitonnés, ou bien tombaient sur les poitrines pour se relever tout à coup à quelque cahot plus violent qui faisait s’entr’ouvrir les yeux.

De temps en temps on s’arrêtait ; mais les relais étaient préparés et l’on partait au galop, car le Baron payait comme un prince ; et, sous la pluie qui tombait toujours, les groupes luisants des chevaux fumaient, malgré la chaleur de l’air, ainsi qu’une buée d’eau bouillante. Jeanne, pour aller plus vite, aurait voulu courir à leur place, car elle s’indignait maintenant contre leur mollesse et la longueur de la route.

Le jour tomba. Des lumières parurent. Le retentissement des vitres s’augmenta de la sonorité des rues. C’était Rouen, et l’on passa la nuit à l’Hôtel de France, où l’on déjeuna le lendemain et d’où l’on repartit assez tard dans la matinée, parce que petite mère était brisée de fatigue.

Mais la pluie avait cessé ; un soleil radieux brillait. La ville se dégourdissait à ses rayons, vibrante, agitée, joyeuse, comme un oiseau qui secoue ses plumes après l’orage.

La voiture, dont toutes les vitres étaient baissées, dévala rondement sur les quais ; et Jeanne éperdue aperçut tout à coup dans le ciel une forêt de vergues et de mâts dont les voiles blanches déployées séchaient dans la lumière chaude, palpitaient comme si elles allaient s’envoler, pareilles à des ailes gigantesques.

Une brise ardente et chargée de goudron soufflait, enivrante comme un parfum. Des matelots, ainsi qu’une armée de singes, vagabondaient dans les cordages, chantant des airs de leurs patries, avec des voix rauques et des refrains étranges.

La jeune fille ne s’attendait à rien, se sachant encore loin de la mer, et elle eut la vision rapide de pays lointains et féeriques, d’immenses navires flottant au milieu d’iles peuplées d’arbres monstrueux, sous un ciel éternellement bleu, dans la calme virginité des terres où l’homme n’a jamais habité.

Les postillons excités faisaient claquer leur fouet. Les chevaux galopaient plus vite. Une fièvre de vie emplissait l’air qui semblait reluire, tant les toits d’ardoises, les murs des maisons, les feuilles