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d’ailleurs importants, tiennent à des scènes ou à des personnages épisodiques que l’auteur a supprimés ou ajoutés, et c’est ainsi qu’il livre le secret de sa composition.

Mais cette comparaison, vers laquelle je tends, n’est qu’un aspect du problème littéraire que j’ai abordé. Guy de Maupassant a introduit dans Une Vie, pour en remplir certaines parties, le sujet ou même le texte de contes qu’il avait publiés dans les journaux sans les avoir réunis en volumes. S’il est impossible de voir dans ce double emploi une habitude et moins encore une méthode, il ne faut pas pourtant le considérer comme un accident. Plus tard, en effet, d’autres nouvelles ou d’autres » romans renouvelèrent le procédé. Ainsi Yveline Samoris, publiée dans le Gaulois en 1882, servit d’esquisse à l’admirable Yvette parue en 1885. Ainsi le sujet traité en 1883 dans une nouvelle que le Gil Blas publiait sous le titre de Le Vengeur, fut repris sous une forme différente, mais le fond restant le même, dans la deuxième partie de Bel-Ami. Cet art habile et heureux d’accommoder, sinon des restes, du moins des essais, servit surtout à Maupassant dans Une Vie. Ce roman, qui donne avec tant de force l’impression de l’unité et dont la ligne générale est à la fois si simple et si droite, est en réalité, pour une grande partie, une tapisserie qui emprunte à des coules déjà parus des scènes importantes, cousues au sujet principal avec un art supérieur.

Lisez dans Une Vie les pages émouvantes où Jeanne, obligée de vendre le château des Peuples, veut sauver de ce triste déménagement quelques-uns des meubles ou des bibelots au milieu desquels s’était écoulée sa tragique existence : « Elle allait de pièce en pièce, cherchant les meubles qui lui rappelaient des événements, ces meubles amis qui font partie de notre vie, presque de notre être, connus depuis la jeunesse et auxquels sont attachés des souvenirs de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire, qui ont été les compagnons muets de nos heures douces ou sombres, qui ont vieilli, qui se sont usés à côté de nous… Ils lui faisaient l’effet de ces gens que l’on a fréquentés longtemps sans qu’ils se soient jamais révélés et qui, soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter toute leur âme qu’on ne soupçonnait pas. »

Cette idée de la part que nos meubles prennent à notre existence en était dans l’édition originale d’Une Vie à sa troisième