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Cher monsieur,

J’ai eu avec Flaubert des tête-à-tête de cinq heures dans lesquels nous ne causions que littérature. Il me faudrait un de ces tête-à-tête pour vous dire toutes les idées que me suggère votre livre. A beaucoup d’égards, c’est vous qui êtes le vrai et l’unique successeur de mon cher Flaubert. Vous avez le don essentiel que nous admirons tant, nous autres découpeurs et analystes, justement parce qu’il nous manque et qu’il indique un esprit construit sur un patron opposé au nôtre ; ce don est la plénitude naturelle de la conception, la faculté de voir d’ensemble, l’abondance et la richesse extrêmes d’impressions, souvenirs, idées psychologiques, demi-visions physiques accumulées en blocs, comme soutiens et points d’appui, sous chaque phrase et à chaque mot. Quand on a cela, on peut créer ; quand on n’a pas cela, on ne peut que goûter, analyser et comprendre les créations d’autrui.

Dans ce second rôle, il ne me reste qu’à vous prier d’ajouter à vos observations une autre série d’observations. Vous peignez des paysans, des petits bourgeois, des ouvriers, des étudiants et des filles. Vous peindrez sans doute un jour la classe cultivée, la haute bourgeoisie, ingénieurs, médecins, professeurs, grands industriels et commerçants. A mon sens, la civilisation est une puissance ; un homme né dans l’aisance, héritier de trois ou quatre générations honnêtes, laborieuses et rangées, a plus de chances d’être probe, délicat et instruit ; l’honneur et l’esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre. Cette doctrine est bien aristocratique ; mais elle est expérimentale et je serai heureux quand votre talent prendra pour objet les femmes et les hommes qui, par leur culture et leurs sentiments, sont l’honneur et la force de leur pays.

Une seconde remarque est que le point de vue critique et pessimiste est, comme tout point de vue, arbitraire. J’ai bien des fois discuté cette thèse avec Flaubert. En Famille est cruellement vrai, mais si nous revenions de Bulgarie, ou même de Sicile, l’horreur et le dégoût feraient place à l’estime et peut-être à l’admiration ; nous trouverions très belle une famille où l’on vole si peu et où l’on ne tue pas. Tout jugement dépend de l’idéal qu’on s’est fait ; vous placez le vôtre très haut ; de là vos sévérités. Notre grand maître Balzac était plus indulgent parce qu’il procédait par la sympathie ; voyez la Vieille Fille ; de même les petits peintres flamands, Téniers, Van Ostade, Adrien Brauwer ; on peut sympathiser même avec les petits bourgeois, même avec les paysans collés à la glèbe ou avec les ouvriers collés à leur établi ; vous l’avez fait dans Une Fille de ferme et dans le Papa à Simon. Cela est généreux, réconfortant, et je souhaite pour notre plaisir que vous le fassiez souvent.