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l’envie qui les fait naître et la peur qui les perpétue. On commence par goût de niveler ; puis on continue, de peur d’être submergé par la tourbe nouvelle qui monte et qui, à son tour, envie aussi. Merlin avait connu les deux États d’âme. Il avait envié et s’était délecté d’abattre. Il avait abattu l’ancien régime, puis la royauté, enfin le Roi lui-même ; car parmi les régicides, il avait été l’un des plus froidement acharnés. Un jour il osa, — c’était en 1793 après la crise du 31 mai, — témoigner sa sympathie aux Girondins proscrits. Du même coup, il se trouva lui-même tout près de la proscription. Bien vite la peur le prit, plus forte que jamais n’avait été l’envie. Il fallait donner des gages. Il ne marchanda point. Il accepta d’être le rapporteur de la loi des suspects. Par là, il se sauva ; par-là aussi, il se classa pour jamais. Désormais, il était l’homme qui avait donné à la Terreur ses lettres de marque et l’avait légalisée.

Terroriste ! Il ne l’était pourtant pas, au sens brutalement sinistre du mot. Chez lui, nulle griserie de paroles, nulle subite montée d’humeur sanguinaire, nulle de ces mémorables audaces qui stupéfient presque autant qu’elles indignent. Tout était froid en lui, même ses colères. On se le figure, durant les mois les plus sombres, correct par habitude de vie, formaliste par souvenir de sa profession, associé aux votes scélérats, mais criminel avec gravité et peut-être parfois avec répugnance, perpétuellement attentif à assujettir son masque révolutionnaire juste assez pour paraître complice et n’être jamais victime. Mais qu’un régime nouveau s’établit qui, en affectant de répudier la Terreur, se contenterait d’en adoucir les formes, qui se garderait des cruautés trop voyantes et masquerait les violences au lieu de les étaler, qui aimerait mieux étouffer qu’égorger, qui apporterait à compliquer les procédures autant de soins que naguère on en avait mis à les simplifier ; qu’un tel régime, dis-je, s’établit, et Merlin en serait tout naturellement le serviteur, en jurisconsulte assez docte pour orner de textes légaux toutes les injustices, et assez dépourvu de scrupules pour ne réprouver aucune iniquité.

Or, tel fut, — au moins en ses pires tendances, — le Directoire. Du Directoire Merlin fut l’agent d’exécution.

Il semblait tout fait pour ce rôle, et ce rôle pour lui. A la république démagogique avait succédé la république bourgeoise : or, cette république était juste à son niveau. Les lois,