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l’aspect de réfugiés plutôt que de maîtres, étaient les directeurs à qui le vote des Conseils venait de conférer le pouvoir exécutif. Ils s’appelaient Barras, Larévellière-Lépeaux, Reubell, Letourneur. Ils seraient rejoints le surlendemain par Carnot, élu sur le refus de Sieyès ; et ainsi serait constitué le quinquemvirat appelé à régir la France.

En ce palais du Luxembourg qui sera leur résidence, les nouveaux gouvernants apparaissent dès le premier jour tels qu’ils seront jusqu’au bout.

Au centre de la table, Reubell a pris place, appelé par le sort à présider, pendant les trois premiers mois, les délibérations. Avec des débordements de parvenu, il s’étale bien au large, grand, fort, de carrure massive, de volonté impérieuse, de façons vulgaires, s’imposant par grossièreté d’humeur comme d’autres par bonne grâce, et prêt à submerger toute contradiction sous le flot de ses paroles commandantes. Légiste venu jadis d’Alsace, il est actif, rompu aux affaires, n’en dédaignant aucune, — même, dit-on, les véreuses, — toujours pourvu d’une solution, fût-ce une solution de procureur, sans vues dans l’esprit, sans élévation dans l’âme ; en revanche, grand abatteur de besogne ; en un mot, l’un de ces personnages secondaires, mais rudes au travail, qui grandissent en exploitant la paresse des autres. Il s’insinuera de proche en proche, et dans le gouvernement il s’appropriera la justice, les finances, puis les affaires extérieures elles-mêmes.

Auprès de Reubell un homme se détache, grand, aux cheveux flottants, de physique avantageux et de manières conquérantes. C’est Barras qui porte avec lui le souvenir de deux journées : le 9 thermidor où il a terrassé Robespierre, le 13 vendémiaire où, avec Bonaparte, il a vaincu la réaction. Tout soulevé par cette double bonne fortune, il affecte des allures militaires, et volontiers s’orne d’un grand sabre sur lequel il s’appuie d’un air vainqueur, en matamore qui se croit soldat. « Le général Barras, » disent ses flatteurs : et de nul titre il n’est plus vain. De vrai, il a été jadis lieutenant dans les armées royales ; il appartient à l’une des plus anciennes maisons de Provence, et, même au milieu des nivellements révolutionnaires, a gardé la vanité de son nom : Il a été fusilleur à Toulon, puis l’un des plus osés parmi les thermidoriens. Maintenant une seule passion le possède, celle de jouir. Tous les