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Jamais on ne dira mieux sur l’enchanteur, sur le vieux Prospère dont le charme ensorcela notre jeunesse, et qui sut jouer mieux qu’aucun homme de tout le clavier de l’univers. Mais avant de le quitter, j’aime mieux reproduire ici une scène moins arrangée et moins lyrique, où Tolstoï apparaît sous un jour plus uni et peut-être plus vrai, avec toute sa sensibilité étrangement riche, mobile, contradictoire. Un jour, Gorki et lui parlaient de dégénérescence :


« Cela n’existe pas, dit-il, c’est une invention de Lombroso, et puis après est venu ce perroquet juif de Nordau. Tout cela, ce sont des affaires de livres. » Je lui contai alors l’histoire d’une famille de Moscou que j’avais connue, une famille de marchands où la loi de dégénérescence avait fonctionné d’une manière particulièrement impitoyable. Alors il me prit par le bras : « Cela, c’est vrai, s’écria-t-il. Je connais deux familles pareilles à Toula. Il faut que vous écriviez cela. Un grand roman, sans phrases, voyez-vous ? Il le faut. » Et ses yeux brillaient. Celui qui se fait moine, afin de prier pour la famille… magnifique ! « Péchez, vous autres, et moi je prie et j’expie vos péchés par mes prières : » voilà la vie. Et l’autre, l’homme d’argent, le fondateur de la famille, comme c’est cela ! Un ivrogne, un vieux débauché, qui s’amourache de toutes les filles, et subitement assassine. Ah ! que c’est beau ! Il faut que vous écriviez cela… Il n’y a pas de héros, c’est un mensonge et une invention : il n’y a que des hommes, des hommes, rien de plus. »

Et il continua en souriant : « Voyez-vous, nous sommes tous de terribles inventeurs. Moi-même, en écrivant, je me prends de pitié pour un de mes personnages, je lui ajoute une qualité ou je l’enlève à quelque autre, pour qu’il n’apparaisse pas trop noir. » Soudain, prenant le ton d’un juge inexorable : « Voilà pourquoi je dis que l’art est un mensonge, une fiction arbitraire et nuisible. Qu’est-ce que cela peut faire au monde, la manière dont je vois cette tour, ou la mer, ou ce Tatare ? De quel intérêt cela peut-il être ?… »


Une autre fois, le vieillard, en se promenant avec Gorki, devisait sur la guerre de l’âme et de la chair, sur le deteriora sequor du poète ; cette idée lui rappela brusquement un souvenir de jeunesse : « une femme soûle qu’il avait vue à Moscou, couchée dans le ruisseau. » Il frissonna, secoua la tête en fermant à demi les yeux, et poursuivit avec douceur :


Une femme ivre, c’est ce qu’il y a de plus hideux et de plus répugnant. Je voulais l’aider à se relever, mais je ne pouvais pas : elle