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sauver, ou à prolonger sa vie. Nul souci de beauté. Il ne s’agit que d’opposer à la ruée de l’agresseur un front de résistance, une barrière difficile à percer ou à franchir. Pour dresser des obstacles de ce genre tout est bon au mercenaire et à l’ingénieur de Byzance : débris de statues et d’inscriptions, blocs de marbre arrachés aux temples et aux arcs de triomphe, il utilise tout, il entasse pêle-mêle et il encastre tout cela dans la muraille grossière derrière laquelle il abrite sa peur. Il achève les dévastations des Vandales, qui, avec les nomades, ont commencé la ruine des cités africaines. Ces derniers des Romains se conduisent comme les pires barbares.

C’est pourquoi tout est si mutilé sur ce forum de Thugga. La tribune aux harangues est à peine reconnaissable dans cet amas de décombres qui jonchent le sol. Et il est encore plus difficile de préciser la destination d’une foule d’édifices ou de chambres dont le plan primitif ne se reconnaît qu’à des racines de murailles émergeant de terre. Le temple capitolin lui-même était fort endommagé. On a dû en consolider le portique, rebâtir en grande partie l’enceinte de la cella. Mais, tel qu’il est, il produit un effet extraordinaire, soit qu’on l’aperçoive de loin, surgissant au milieu des ruines, au sommet de sa colline arrondie comme une coupole, soit qu’on veuille le considérer de plus près, sur les petites places dallées qui l’environnent.

D’abord, la couleur en est invraisemblable pour nos yeux d’Occidentaux. C’est toute une gamme de tons vermeils, orangés, terre de Sienne, ivoire jauni. Çà et là, une rouille d’or s’attache aux marbres, pareille à celle des chênes ou des pins centenaires dans nos forêts, avec leurs rugosités et leurs entailles, par où coule un filet d’ambre liquide, blonde ou légèrement rosée, ou blanche comme du lait. Car les fûts des colonnes sont blessés en mille endroits. On dirait des arbres écorcés par la dent des troupeaux. Les indigènes, dont les gourbis envahissaient autrefois le péristyle du temple, brisaient les cannelures pour se faire, paraît-il, des talismans avec les éclats du marbre. Enfin les intempéries, les vents furieux du Sud ou du Septentrion ont achevé d’écorcher les pierres antiques, d’en émousser les arêtes. Ainsi retaillées et refaçonnées par les hommes, les siècles et les éléments, toutes pénétrées des couleurs de l’atmosphère, toutes chaudes, toutes vibrantes de lumière et