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Il suffit d’embrasser cette vaste étendue, de respirer l’air subtil ou le grand vent salubre qui souffle là-haut, d’évoquer enfin la suite vertigineuse de siècles que symbolise cette ruine, pour que, immédiatement, toutes les puissances du sentiment et de l’imagination prennent l’essor. Un instant, le théâtre millénaire de ce petit municipe africain devient « le miroir du monde, — speculum mundi. » Mais c’est un monde dépouillé de toutes ses laideurs et de toutes ses vulgarités utilitaires, élevé en quelque sorte jusqu’à la dignité du drame et de l’épopée, — un monde qui semble ordonné par un architecte ou par un sculpteur ; où, dans le cadre des plus nobles paysages, on ne voit que des temples, des tombeaux, des formes humaines longuement drapées, — et les images les plus pures et les plus heureuses de la vie pastorale et du labeur humain : un berger avec sa crosse de bois durcie au feu et sa flûte pendue à la ceinture, un paysan courbé sur une charrue virgilienne, des cavaliers aux jambes nues et aux tuniques blanches, dont le manteau flotte en beaux plis sur les épaules, comme ceux qui galopent le long des frises du Parthénon…

S’il est une terre où le drame antique puisse refleurir, c’est évidemment ici, dans un paysage comme celui-là, où l’antiquité héroïque et légendaire est toujours vivante, où la vie moderne n’a pas encore pénétré. Dans nos villes d’Europe qui conservent pieusement les restes de leurs théâtres romains, au milieu des cheminées d’usines, dans le vacarme des trains et des tramways électriques, la tragédie est une revenante dépaysée. On la sent ressuscitée arbitrairement par un caprice de dilettantes. Elle ne peut être que quelque chose d’artificiel.

Ici, au contraire, elle retrouve naturellement sa place. Et voici le service que pourraient rendre aux lettres françaises les théâtres africains : les chefs-d’œuvre du drame antique représentés ici, en plein jour, dans un cadre demeuré lui-même très antique, nous obligeraient à une mise en scène, à une figuration et à une action beaucoup plus en rapport avec le milieu, plus vraies, moins ridiculement conventionnelles que sur nos théâtres parisiens… Ce serait une confrontation redoutable et bienfaisante de l’art avec la vie, -— celle-ci corrigeant celui-là. Il y a plus : la tragédie redeviendrait un genre viable sur une scène et dans un cadre ainsi appropriés aux règles de son esthétique, dans un pays capable de lui fournir des sujets et des