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lorsqu’il planait grand ouvert au-dessus de l’autel, comme un missel sur son lutrin ou comme une porte du ciel, le peuple se pressait pour le voir, dit un vieil historien, comme en été les nuées d’abeilles autour des grappes mûres.

Les artistes venaient de bien loin pour l’admirer. Un roi qui pouvait tout (on disait que le soleil ne se couchait pas dans ses États) en eut envie, mais n’osa le prendre et se contenta d’une copie. Cependant une religion nouvelle, inventée par un moine allemand, déclarait la guerre aux images. Pendant vingt ans des bandes de reitres campèrent dans le pays, cantonnèrent dans les églises et les prirent pour écuries, abattant les statues et brûlant les idoles. Le tableau des van Eyck échappa par miracle. Caché d’abord dans le clocher de la cathédrale Saint-Bavon, il trouva refuge à l’hôtel de ville et y demeura tout le temps des troubles. Ce n’était là encore que le commencement de ses tribulations.

Deux siècles plus tard, une armée de va-nu-pieds envahit la Belgique, cordiale et indiscrète, afin de la purger des tyrans et de lui enseigner les bienfaits de la liberté. Ceux-ci n’étaient pas des barbares : c’étaient des curieux et des idéologues. Ils démolissaient le passé pour en recueillir les illicites. Ils faisaient à la fois des ruines et des musées. Ils avaient même conçu l’idée de constituer dans la capitale du monde régénéré un conservatoire général, une encyclopédie du progrès, consacrée aux archives des arts et du génie humain. Le chef-d’œuvre des van Eyck devait y avoir sa place, comme étant (on le croyait alors) le premier monument de la peinture à l’huile. Du reste, ces sans-culottes, fils de Plutarque et de Rousseau, en haine du décadent, de l’artificiel, du rococo, commençaient à goûter le primitif et le gothique. Ils se crurent fort éclairés en transportant à Paris, au Muséum, installé dans le ci-devant Louvre, le fameux retable de « Jean de Bruges. »

Il y resta vingt ans, au milieu de mille autres merveilles des Pays-Bas et de l’Italie, qui illuminèrent la jeunesse d’Ingres et de Delacroix, jusqu’au jour où la France fut vaincue pour longtemps dans la plaine de Waterloo. Alors la Sainte-Alliance rendit aux différents pays les richesses dont les jacobins les avaient dépouillés, et le retable de l’Agneau reprit, à l’allégresse populaire, sa place accoutumée dans la chapelle de Saint-Bavon. Mais il ne l’y reprit pas tout entier. En effet, les volets, défendus ;