Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/386

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des yeux qui s’adoucissait sous des larmes ; soit que je songeasse à cette vie inconnue et belle comme un mirage, que je soupçonnais au-delà de mon petit horizon ; soit que je fisse un retour désolé sur mon enfance privée de père ; ça, je pouvais encore moins le leur confier ; elles auraient eu trop de peine ; elles ne l’ont jamais su.

Certes, bon papa faisait tout ce qu’il pouvait, et il était exquis ; mais il ne pouvait pas s’improviser une seconde jeunesse.

Lorsque je voyais, à Veulettes, les pères jeunes de mes petites amies jouer avec elles, je me raidissais contre l’émotion. Et quand je rencontrais des petites filles en deuil de leur père, je les enviais de l’avoir connu et de pouvoir le pleurer.

Et cette mélodie banale de l’orgue de Barbarie, bien faite pour l’âme du peuple et pour celle des enfants, gonflait mon petit cœur, en remuant tous les sentiments que j’y enfermais à clef, et y entretenait cet état très spécial.

Enfin, il fut un printemps où mon aubépine était telle qu’un parasol rose, telle qu’un dôme de beauté, et une envie irrésistible me prit de l’embrasser, de l’embrasser éperdûment, comme j’embrassais la nouvelle chatte Tapabi, que mes démonstrations ennuyaient et qui sortait de là ébouriffée, se secouant avec indignation pour remettre en ordre ses poils, ou plutôt ses plumes, qu’elle lissait à larges coups de langue.

Mais on n’embrasse pas facilement un arbre qui est haut comme un premier étage, et j’étais sûre que ma famille ne me serait d’aucun secours, et qu’il fallait agir seule. Je pensai que je serais raisonnable en me contentant d’une branche ; mais il fallait un instrument coupant ; il fallait aussi choisir un moment propice où mes mamans seraient côté jardin, où la cuisinière aurait déguerpi de sa cuisine, et où le propriétaire, un M. Martin bourru et mal embouché, à ce que disait bon papa, (mais un membre de l’Institut est-il bien impartial en matière de langage ? ) ne m’observerait pas de son pavillon entre les branches de marronnier !

Un jour vint où les conditions requises se trouvèrent réunies. Tout marchait à souhait. Je réussis à casser une branche, mal, à la vérité, car je la déchirai, et elle dégringola dans un éparpillement de petits pétales d’un rose si vif que, dans mon trouble, je crus avoir fait saigner l’arbre ; je me précipitai sur