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Pour ce qui est des rumeurs de la maison, j’e n’en perdais aucune dans l’escalier ; et ce n’était pas là son plus mince avantage ; personne ne sonnait, aucun fournisseur n’entrait, aucun bruit ne s’élevait dans la cuisine sans que j’en fusse avertie ; et c’était le plus intéressant, puisque c’était le dehors qui entrait alors chez nous, le dehors plein d’imprévu, plein d’un mystérieux intérêt.

J’eus deux jouets favoris : une cuisine et un théâtre ; je crois que c’étaient des cadeaux de mon vieil ami. Une fois la cuisine disposée dans le tournant de l’escalier, je mettais un repas en train ; les jours de grande sagesse que maman ne prétendait pas fréquents, on me donnait un peu de braise pour que j’eusse l’illusion de la cuisson.

Quand le repas était bien installé à cuire, alors commençait le plus difficile. La marche d’escalier représentait toute la cuisine, et il s’agissait, devant ce fourneau, d’être tour à tour bonne maman et la cuisinière ; je faisais semblant d’entrer avec détachement et dignité ; puis je découvrais une casserole sale, trop de farine dans ce plat, pas assez de sel dans celui-ci, je m’échauffais, et j’invectivais l’infortunée cuisinière ! Laissant là le rôle de bonne maman bien ébauché, je me mettais dans la peau de Désirée, dévorant en un instant l’espace de quarante années ; je supportais les reproches en tisonnant mon feu, je recevais l’orage avec un silence farouche ; puis, à une remontrance futile, je me rebiffais, je répondais, je répondais même très mal, et quand j’étais à bout d’impertinence, je rendais mon tablier, d’un geste plein de noblesse que j’avais beaucoup admiré chez Désirée ; — reprenant le rôle de bonne maman, je me retirais en bon ordre, en rectifiant la position d’une fanchon imaginaire.

Mais, ce que je n’arrivais pas à imiter, car c’était inimitable, c’est la grâce souriante avec laquelle bonne maman reparaissait dans la cuisine, quelques heures après une scène analogue, ou le lendemain matin. Elle se donnait l’air d’avoir tout oublié, tenait à sa bonne des propos pleins d’aménité où elle mêlait quelques compliments bien placés, et Désirée renouait son tablier.

Quand j’avais épuisé les ressources de la cuisine, je passais au théâtre. Les souvenirs de Monsieur de Crac et du Tour du Monde me brûlaient toujours la mémoire, et je manipulais avec délices mes décors, toujours les mêmes, salon et marine, et ma