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objet, et que je me souviens lui avoir dite à Reims, pendant une visite à notre cousin le cardinal Langénieux, au sujet de ma jarretière décousue, et de mon bas descendant lamentablement sur ma bottine :

— Eh bien ? qu’est-ce que tu vas faire, à présent ?

Cette phrase irritait beaucoup ma chère maman.

Il est probable que bonne maman pensait aussi, mais pas de la même manière que moi, à cette neige si lourde sur le vitrage, car elle faisait venir un homme qui montait sur le toit et délogeait la neige à grands coups de balai. C’était, si je ne me trompe, un certain M. Deltal, mari de la concierge et charpentier de son état, bonne maman n’avait pas coutume d’employer cette concierge ; elle n’aimait pas le contact avec les gens trop voisins et redoutait les cancans. Mme Deltal était régulièrement laide, comme dit Saint-Simon de la duchesse de Bourgogne ; mais rien ne rachetait cette laideur, sinon qu’elle était nette et propre. J’entendais nos bonnes marmotter : « Comment ce laideron a-t-il été épousé par ce beau garçon ? » Je ne m’expliquais pas cette phrase, car M. Deltal, quoique grand et mince, avec son tablier dont les bords étaient encore verts, et le milieu d’un coloris innommable, ses mains qui avaient oublié la couleur de leur peau, et sa forte odeur d’alcool et de tabac, ne me paraissait rien moins que beau ; sa femme me semblait alors vieille ; mais, malgré le nombre de lustres qui ont passé depuis les temps dont je parle, quand je la rencontre aujourd’hui, elle est toute semblable, affreuse, alerte et nette. Il y a certainement pour les laides une fontaine de Jouvence ; c’est une juste compensation de la nature et du ciel ; mais, à l’âge de six ans, je ne m’arrêtais pas à ce genre de considérations.

Je m’installais de préférence dans l’angle du deuxième étage dont les marches étaient plus larges, sous ce vitrage qui reflétait le passage des nuées ou qui s’illuminait de bleu ; de là-haut, pas grand bruit n’arrivait, car l’entourage de jardins était silencieux ; seul, quelquefois, un remorqueur, demandant le passage fibre pour tourner sur la Seine, déchirait ce grand silence et faisait vibrer toute la toiture ; j’écoutais passer jusqu’au bout ces ondes sonores qui ne ressemblaient à aucun des bruits familiers de la maison et qui me parlaient d’un monde extérieur plein de beautés assurément, et que je plaçais bien plus loin que la Seine.