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deux cent cinquante pages à peine, contient de remarquables morceaux, mais il est manqué dans son ensemble, sans point central, sans perspective, sans mouvement, et, ce qui est étonnant chez l’auteur de Colomba, sans composition. Aussi Mérimée n’a-t-il pas recommencé. Je viens de mentionner Colomba. Cette tragédie de la vendetta corse, pouvait être traitée en roman. Il eût suffi de donner à l’épisode de l’assassinat du colonel della Rebbia une valeur égale à l’épisode du retour de son fils, et d’intercaler, entre les deux, la double analyse des sentiments de ce fils et des sentiments de sa sœur. Mérimée s’en est bien gardé. Il a tout subordonné à cet épisode du retour. C’était traiter le sujet en Nouvelle. Carmen, la plus typique de ses créations, tient en cent pages, la Double Méprise est plus brève encore. Tamango a quarante pages, Matteo moins de trente, l’Enlèvement de la Redoute, onze. Mais ces rapides récits sont si saisissants, si chargés de drame, si riches d’observations qu’ils laissent au lecteur une impression aussi forte que des volumes entiers. Ils ont été pensés et sentis en dedans, comme pensait et sentait Mérimée. C’était sa réaction de défense et c’est leur force.

Tous ces récits sont tragiques. Colomba, c’est l’histoire d’un meurtre puni par deux autres. Le héros de Carmen, José Navarro, est un bandit qui poignarde sa maîtresse, elle-même une voleuse. Matteo Falcone exécute son propre fils d’un coup de fusil. Tamango, un chef des côtes d’Afrique, provoque une révolte d’esclaves à bord d’un vaisseau négrier. L’équipage est massacré, puis les vainqueurs meurent de faim à bord du bâtiment qu’ils ne savent pas manœuvrer. La Double Méprise et le Vase Etrusque ont Paris pour cadre. Le dénouement n’en est pas plus doux. Dans le Vase Étrusque, Saint-Clair est tué en duel. Mathilde, sa maîtresse, en meurt de chagrin. Julie de Chaverny, dans la Double Méprise, ne survit pas non plus à une minute d’égarement. J’indiquais comme une loi de la Nouvelle, l’intensité de l’épisode. En choisissant, pour matière des siennes, des crises de violence, Mérimée s’y est conformé, et, ce faisant, il a satisfait les deux sentiments développés en lui par l’éducation, — j’ai essayé de montrer comment, — le goût de l’énergie et une vue cruelle de la vie humaine. Mais le goût de l’énergie, c’est le goût des êtres énergiques, et à ce goût encore la Nouvelle se prête merveilleusement. Je la comparais, dans l’art de la musique, au solo. Dans l’art de la peinture, elle correspond au portrait. Il y a, certes,