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combine Condillac et Cabanis sont des idéologues en ce sens qu’ils ne font aucune place dans leur système à l’intuition, à ces puissances de sentiment chères à Pascal. Il n’y a de vérité pour eux que démontrée géométriquement. Tout le domaine de l’inconscient et du demi-conscient, auquel la psychologie actuelle attache avec justice tant d’importance, est supprimé du coup. C’est dire que ces purs logiciens opposent a priori une fin de non-recevoir, qui ne discute pas, à toute affirmation, à toute hypothèse même impliquant le surnaturel. En même temps, ils sont matérialistes, parce que, soumis uniquement au fait, ils croient saisir dans le rapport du cerveau et de l’esprit, du tempérament et du caractère, un de ces faits par-delà lesquels ils ne cherchent rien. L’athéisme radical, pour reprendre ma formule de tout à l’heure, est l’inévitable aboutissement de telles prémisses. Traduisons-le aussi, ce mot d’athéisme. Il signifie que les désirs les plus profonds, les plus hautes espérances, les besoins les plus intimes de l’âme humaine n’ont aucune correspondance en dehors d’elle, que cette âme, ou pour parler plus scientifiquement, que le psychisme est dans l’univers comme un épiphénomène, sans valeur aucune. Le lendemain de la mort est sa destruction complète. « Je viens de me colleter avec le néant, » écrivait Beyle après une première attaque d’apoplexie. Mérimée eût contresigné cette phrase, ce qui ne l’empêchait pas de pratiquer, comme Beyle, toutes les vertus du galant homme : fidélité en amitié, stricte correction en affaires, délicatesse dans les moindres actes. L’accord de ceux qui l’approchèrent est unanime sur ce point. Mais la vertu d’un nihiliste ne saurait être qu’une préférence personnelle. Au nom de quoi tirerait-il de cette préférence une règle pour autrui ? Aussi un Mérimée, un Stendhal professent-ils une absolue amoralité intellectuelle. Leur psychologie, étroite autant qu’elle est aiguë, n’a pas d’éthique. Leur négation de tout au-delà et de toute liberté le leur interdit.


III

Ces réflexions semblent bien étrangères à ce problème d’ordre humblement professionnel, qu’elles vont pourtant nous aider à résoudre : pourquoi Mérimée, entre les variétés de l’art littéraire, s’est-il définitivement spécialisé dans la Nouvelle, et pourquoi y a-t-il excellé ? Commençons par admettre, comme un