Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 59.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des études de piano de douloureuse mémoire ; c’était des heures d’ennui surchauffé dans une pièce sans air, et quand nous rentrions dans notre rez-de-chaussée de la route d’Auxerre, c’était alors l’ennui du désœuvrement : j’attendais un événement, un événement quelconque…

Enfin, un jour, il y eut un orage ; il commença comme tous les orages, puis se rapprocha ; seule dans la salle à manger, je regardais la pluie ruisseler sur la vitre ; elle me brouillait la vue du potager et je ne distinguais nettement qu’un poirier maigrichon à trois mètres de la fenêtre, de l’autre côté de l’allée. Ce poirier allait avoir sa minute de gloire ; le feu du ciel, — qui expliquera jamais les caprices des grands de ce monde ? — le choisit, histoire de s’amuser un peu, et le pauvre poirier sut ce qu’il en coûte de recevoir des faveurs royales.

Subitement une boule de feu m’aveugla, toute la maison trembla dans un fracas formidable, et je m’abattis sur la table, les bras en avant ; c’était la fin, j’étais évidemment foudroyée ; mais déjà par des portes différentes, surgissaient mes mamans, bon papa et les domestiques ; tous croyaient la foudre tombée sur la pièce à côté, et tout le monde en miettes ; chacun supposait être le seul survivant ; j’étais enchantée ; il régnait une émotion générale ; au moins il se passait quelque chose ! C’est alors que je m’avisai que le poirier avait disparu ; il ne restait de lui qu’un bois noirci et un petit tas de cendres.

Cette mort du poirier me fit profondément réfléchir ; quand une petite fille qui s’ennuie, a assez de vertu pour ne pas faire de sottises toute la journée, elle réfléchit beaucoup et il arrive que ses réflexions dévient.

Je pensai à la mort avec insistance ; d’abord, ce serait une distraction ; on avait abondamment parlé de ce poirier défunt ; on avait ratissé ses cendres ; on avait discuté la question de son remplaçant ; depuis que j’étais en âge de comprendre, je n’avais vu disparaître personne autour de moi ; les naissances, les morts, les baptêmes, les mariages, je rangeais tout cela dans une série d’événements de qualité semblable et qui n’arrivaient pas chez nous. Pourquoi donc ne jouerais-je pas à la mort ?

Le printemps précédent, maman avait été entendre Lakmé ; elle avait raconté la pièce à bonne maman, et je n’en avais retenu que le dénouement, la jeune fille se tuant avec une fleur ; c’était bien joli ; je ne savais plus si elle l’avait seulement