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planait sur elle. La vraie fille de la maison, la fille bien-aimée, c’était moi ; le sentiment paternel, chez mes grands-parents, avait sauté une génération. Les jours où ce vague sentiment m’effleurait, je faisais un retour sur ma mythologie où j’avais puisé bien des enseignements ; j’y avais rencontré la fatalité ; dans ma petite idée, je la rapprochais de maman, cette explication me suffisait, et je retournais à mes affaires.

Les dimanches d’été, les visites me chassaient du jardin ; d’abord elles passaient forcément par le perron enchanté dont elles dérangeaient l’enchantement par tout ce qu’elles apportaient de l’extérieur ; puis elles prenaient place sur des sièges de bois vert, dans un bosquet tout à côté de ma balançoire ; plus de balançoire possible ; comme j’avais une robe propre et un nœud neuf dans les cheveux, il n’était plus question de jouer derrière les arbres du fourré ; ils se réduisaient a un gros sycomore, deux faux ébéniers, un sureau, et une aubépine ; mais ils en voyaient de toutes les couleurs les jours de semaine. Je ne respectais que l’abricotier, seul sur la pelouse, tortillé sur lui-même comme un maigre olivier ; un de ces abricotiers de Paris qui abricotent quand ça leur dit, mais qui donnent lus fruits les plus suaves, et qui ne manquent jamais une floraison merveilleuse, toute bruissante d’abeilles. Le nôtre avait de nombreuses blessures d’où coulait une Comme exquise ; en juillet on étayait-ses branches trop lourdes de fruits ; et malgré la défense, à la barbe de maman, qui lisait, je chipais des abricots au passage, je croquais le côté mûr, et je jetais dans le jardin voisin la partie verte, n’ayant jamais aimé l’acidité. « Que fais-tu donc, Pâquerette, » disait maman ? Je détournais habilement la conversation : « Maman, redis-moi donc la phrase de Victor Hugo sur le fruit et la branche. » Maman attendrie répétait :

La douleur est un fruit que Dieu ne fait pas croître
Sur la brandie trop faible encor pour le porter.

Puis elle m’attirait à elle et m’embrassait passionnément.

Alors, le dimanche, je mettais le croquet dans la cour avec mes petites amies ; lesquelles ? je ne sais plus : j’avais déjà l’âme solitaire. Et puis je n’avais avec elles aucune idée commune ; elles avaient des mères gaies, des pères jeunes ; elles ne distinguaient pas un rosier d’un jasmin, tiraient le panache de ma chatte et