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casematé de Ké-Tuong qui se termine sur ces mots : « Ils avaient à chaque élargissement de la gorge un village, à chaque étranglement une accumulation de défenses qu’ils n’ont abandonnées qu’en se voyant pris par le fond du cirque, par où jamais ils n’avaient attendu que des chèvres et des éboulements : nous avons éboulé, voilà tout. » de fiers hommes, et dignes de leurs chefs, les Vallière, les Grandmaison, les Gallieni.


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Le général Lyautey possède une des facultés les plus généreuses et les plus fécondes : celle de l’admiration ; et l’on juge de la valeur d’une âme à ce cri que lui-arrachait Galliéni : « La suprême jouissance, c’est de gober son chef ! » Il peut se flatter d’avoir fixé les traits de cette grande figure pour l’immortalité. Tous deux étaient à peu près du même âge. Gallieni avait quarante-quatre ans lorsqu’ils se rencontrèrent, le prestige de vingt années de colonies, Sénégal et Soudan, dont une année de captivité chez Ahmadou avec, chaque matin, la perspective de la torture et de la décapitation. C’était un homme passionnant, « un seigneur lucide, précis et large, » et un colonial dans l’âme. Au bout de six mois de France, sa femme qu’il adorait lui disait : « Tu t’ennuies, je le vois, va-t-en ! » Il lui fallait la brousse, des troupes à manier sur de durs terrains, un coin du monde à nettoyer, des provinces à pacifier, des villes à faire surgir de terre, de l’avenir à modeler. Homme de guerre au coup d’œil prompt, dans les plus graves périls pas un muscle de son visage ne tressaillait. Quand il avait fait tout ce qu’il avait pu, il attendait calmement, ou en plaisantant sur un autre sujet, la décision de la destinée. Avant le combat son esprit organisait la victoire. Détesté de quelques-uns qui le traitaient « de fumiste et d’agité, » le sachant et n’en laissant rien paraître, il était adoré des autres. Sa présence les électrisait, et il exerçait autour de lui une autorité souveraine. Il haïssait la bureaucratie, sautait par-dessus les circulaires, méprisait les conventions à ce point « qu’il eût mis ingénument un colonel sous les ordres d’un capitaine plus malin. » Vis-à-vis de l’administration et des services de contrôle, il était obligé de ruser : il rapetissait ce qu’il faisait, il en atténuait la portée, il présentait comme des mesures de simple police ses actes les plus osés, les plus révolutionnaires. Car il était révolutionnaire ; il voulait d’autres