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d’affaires, des gens et des choses qui n’émargent pas au budget, il n’en constate pas moins dans toute l’Indo-Chine une somme prodigieuse de bonnes volontés individuelles. « On sent, dit-il, que, si une révolution quelconque brisait les mailles du réseau administratif, réglementaire, qui nous tue, notre race n’est pas finie et qu’il y aurait encore de beaux jours pour elle. »

Ses lettres dressent un réquisitoire accablant contre notre bureaucratie qui est pourtant, je ne puis m’empêcher de le remarquer, la seule chose stable que nous ayons « dans la mortelle et constante instabilité » de notre gouvernement. « Le pire gouverneur pendant dix ans, dira-t-il, vaut mieux que le meilleur pendant un an. » Eh bien ! une administration routinière vaut encore, parce qu’elle dure et que, si elle entrave souvent les initiatives, elle refrène les cupidités et les lubies d’en haut. Il ressort malheureusement de tous les faits que la France exige de ses meilleurs fils plus d’énergie qu’aucune autre nation, puisqu’ils doivent en distraire une bonne part à réagir contre ceux qui nous gouvernent ou à réparer leurs erreurs. Durant ses deux années d’Indo-Chine, il vit se succéder deux gouverneurs : l’un, M. de Lanessan, cassé au moment où il donnait aux entreprises la confiance et la vie ; l’autre, M. Rousseau, excellent administrateur, mais excédé, et qui mourut des coups de fusil qu’à chaque courrier le ministère lui tirait dans les jambes.

Cependant l’œuvre de colonisation progressait. C’est que nous avions des hommes laborieux et modestes et des soldats dont les pareils seraient, vingt ans plus tard, les vainqueurs de la Marne. Quand nous lisons leurs obscurs exploits, nous éprouvons le remords de ne pas leur avoir fait dans notre pensée la place qu’ils méritaient. Nous étions trop absorbés par nos dissensions, et cet héroïsme qui se déployait si loin comptait si peu ! Ceux-là même qui faisaient chaque soir l’antique prière « pour les malades, les prisonniers, les voyageurs, » ne se représentaient pas, — et Lyautey le dit avec une émotion poignante, — quels voyageurs, quels pionniers, nous avions là-bas sur la frontière chinoise ou les confins sakhalaves. Ses récits de campagne et de batailles sont superbement enlevés. Les pires ennemis ne sont pas les hommes ; c’est le pays, « inextricable chaos de rocher en arêtes, en aiguilles, déchirés, spongieux, escaladés les mains en sang, le vide sous soi pour redescendre dans des gouffres verticaux. » je recommande la prise du repaire