Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 58.djvu/868

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

guerrière une vision qui éclate comme un brasier dans les ténèbres. Et quant au portrait, la reine malgache Bibiassy n’a rien à envier au Roi de l’Annam que sa beauté. Un vrai monstre, « ce Saint-Sacrement de reine dont les oreilles pendent en longs anneaux de chair, installée sous un vélum au milieu des prosternai ions, des bras étendus, des chants et des danses. » Rentrée chez elle, c’est un monstre « qu’on apprivoise en lui jouant de l’accordéon et en lui contant des gaudrioles sakhalaves. »

Cependant derrière cet exotisme qui est pour les Lyautey non pas une matière d’art, mais leur raison d’agir, il y a les Blancs, il y a nous. Le futur général n’était pas sorti de la mer Rouge qu’il avait le sentiment de la petite place que nous tenions dans ce monde et combien on nous prenait peu au sérieux. Il était impossible, dans les vingt années qui ont précédé la guerre, qu’un Français s’éloignant de son pays, sur n’importe quel chemin du monde, ne l’éprouvât pas. Cela vous venait tout doucement dans le sourire des étrangers, dans l’éloge qu’ils faisaient de nos modes, dans l’intérêt amusé qu’ils prenaient à nos scandales, dans l’indulgence horripilante qu’ils avaient pour nos pitres, dans leur affectation d’admirer notre passé. Cela vous enveloppait, vous envahissait, vous étreignait jusqu’à l’angoisse. Aucune espèce de nostalgie n’était aussi cruelle que ce sentiment-là. On en arrivait à craindre que réellement « pour toute entreprise et suite notre terre ne fût frappée d’impuissance et de stérilité. » Ce que l’officier qui allait au Tonkin connaissait de la bureaucratie militaire répondait aux griefs de nos compatriotes, ingénieurs ou colons, dont la voix unanime ne cessait de dénoncer la mauvaise volonté administrative, notre formalisme, notre absence de doctrine, notre politique imbécile. Ajoutons que, de Suez à Singapour, il avait été obsédé par la façade (je dis la façade) de la puissance anglaise, et que cette puissance nous manifestait alors autant de morgue que d’inintelligente hostilité. Cette obsession le poursuivra ; quatre ans plus tard, comme il quittait Zanzibar et que, du rivage, un Père Blanc lui faisait des signaux d’adieu, « j’y répondis, dit-il, jusqu’à ce qu’un grand bateau de guerre anglais — toujours — vint interposer entre nous sa dure et suggestive silhouette. » Mais soldats et missionnaires laissent le pessimisme aux touristes et aux philosophes. Si, à Saigon, Lyautey cherche vainement les banques, les grosses maisons