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faisaient dans la louable intention d’épargner aux générations nouvelles les tristes errements qui les avaient conduits à des charges considérables. Mais, cela fait, ils redevenaient tranquilles et ne jouissaient qu’avec plus de douceur des bénéfices de leur mauvaise éducation. Le chef d’escadron Lyautey, lui, n’en jouissait pas. Littéralement, il étouffait. Travaillée d’une ambition qui ne savait où se prendre, son âme cherchait sa voie, aspirait à l’espace. Et cette inquiétude avait entretenu chez lui une extraordinaire fraîcheur d’imagination. Bien qu’il eût déjà visité l’Italie et la Grèce, ses premières lettres sont d’un jeune homme ébloui sur le seuil de l’immensité. Ceux qui ont éprouvé l’émotion ravissante d’un premier grand départ, y retrouveront leur avidité à tout fixer dans leur mémoire, à tout peindre : le bateau, la couleur du ciel et de la mer, les passagers, les terres entrevues, les escales, les moindres incidents de la traversée.

Mais sous cette jeune ivresse la maturité de l’homme s’affirme dans l’intensité de ses visions, dans l’éclat et la puissance de son rendu. Nous n’avons pas lu vingt pages que nous savons à quoi nous en tenir sur les qualités exceptionnelles de l’écrivain. Sans se départir du ton de la conversation, avec une familiarité qui bouscule la syntaxe et mêle les vocabulaires, il nous a déjà conquis et nous impose son imagination. De ce libre entretien, d’où jaillissent les boutades et où circule une chaude allégresse, se détachent des tableaux précis et colorés. Ce sont, par exemple, les Franciscains couchés sur le pont du navire, « rigides dans leur bure, la face maigre et blanche au ciel, des airs de moines d’Assise qui réclament leur Giotto ; » ou Aden, la nuit, toute sombre sous ses terrasses argentées de clair de lune, ses maisons vidées, des formes humaines roulées dans une étoffe au seuil des portes : « une impression de cimetière, n’était cette buée chaude et odorante de vie humaine. » Il ne développe pas ; il s’interdit les thèmes à variations. Il a une manière à lui de saisir ce qui l’attire, comme s’il fonçait dessus. J’ai lu avec enchantement ses impressions de Ceylan, non parce que j’y ai reconnu les miennes, — car je crois que Ceylan ne peut guère en produire d’autres, — mais parce que nul, à mon avis, ne les a aussi vivement exprimées. Il a noté d’un trait décisif chez le Cynghalais la cause de la répulsion qu’il nous inspire : « ses yeux, son sourire, d’un charme malsain et mou. » Le léger tournoiement