que c’est un journal par lettres. Toutes écrites en mer ou au Tonkin, de l’Annam ou de Madagascar, elles ne vont que de 1894 à 1899. Mais ces cinq années de sa vie en sont, au point de vue psychologique, les plus importantes. Elles marquent un tournant décisif dans sa carrière. En 1896, M. Max Leclerc lui écrivait : « J’ai vu de Margerie, il y a deux jours, en lui rendant son précieux dépôt, et, en causant, je me suis aperçu que la même idée nous était venue à tous deux sur vous : il se demande si vous n’avez pas trouvé là la révélation d’une vocation nouvelle. » Ils ne se trompaient pas ; et cela donne à ces lettres un intérêt presque unique. Je crois que c’est la première fois que nous pouvons surprendre dans son éclosion et suivre dans sa croissance, son épanouissement et son plein effet, une vocation de conquérant organisateur et, si vous voulez, de fondateur d’empire.
J’ai lu bien des Mémoires d’hommes de guerre, depuis ceux de Villehardouin et des anciens conquistadors. Mais c’étaient des Mémoires où l’imagination venait en aide à la mémoire, où, quelle qu’en fut la sincérité, on sentait toujours un peu d’arrangement, où perçait une tendance à l’apologie, où la sécheresse même n’était qu’un moyen hautain et détourné de se grandir. L’homme se faisait complaisamment son historien. Ici le merveilleux est que ces lettres n’auraient pas été composées autrement par un romancier qui, tenant la fin de son roman, eût excellé dans l’art des préparations. Il est bon de se répéter que ce sont bien des lettres écrites ou bâclées au jour le jour et que l’auteur n’en a rien modifié, rien retouché. Tout y est prophétique, en ce sens que l’avenir s’est chargé de donner leur signification à ses moindres efforts, de répondre à ses pressentiments et d’accomplir tous ses vœux. Il est embarqué pour une grande destinée : nous le savons aujourd’hui, mais il ne le sait pas, et cependant il agit et parfois il s’exprime comme s’il le savait. Les événements s’enchaînent et le poussent avec une logique triomphante. Sur la route à peine sinueuse qu’il parcourt, les imprévus deviennent des jalons. Ses découragements passagers ne sont que des haltes, jamais des reculs. Il voit ce qu’il devait voir, il fait ce qu’il devait faire ; il passe par où il devait passer. Pas un moment de son existence si libéralement employée n’est perdu pour la tâche qui l’attend, qui l’illustrera et qu’il ignore. Des frontières de la Chine