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yeux habitués à errer sur l’horizon de mer. L’autre, — barbe grise, cheveux coupés rond autour des oreilles, — est assis, plié en deux, sur un coffre, ouvrant sur ses genoux ses pauvres doigts noueux dont les panaris ont mangé plusieurs phalanges, il présente le même aspect de patience et de lenteur. Les deux gars sont superbes, brûlés de soleil ; le plus grand a une carrure formidable, une rouge barbe de pirate, des dents déjeune chien, un sourire d’enfant, des yeux de douceur étonnée. Le mousse, entre les deux plus vieux, baisse sur son bras son visage un peu kalmouck.

— Çui-là qui a houle ! — médit le pilotin, — c’est jeune, c’est sauvage : ça n’a rien vu, ça connaît rien.

Je songe qu’il a connu l’épouvante, ce petit. Cette nuit-là, le coup de vent les drossant, ils sont venus faire côte à l’anse de la Torche, au commencement de la courbe de six lieues qui s’en va jusqu’à Audierne. « Y a que ça à faire, » m’explique mon voisin. Il parait que par coup de vent de la partie sud, si on tombe en dedans d’une certaine ligne dans l’immense arc de cercle, les refuges ordinaires coupés, toutes les passes brisant à blanc, la toile au bas ris, on ne peut plus se remonter pour doubler les Penmarc’h, et chercher les abris de l’Est. Et comme on sait que l’entrée d’Audierne est impossible alors, à cause de la barre, et que chaque bord vous rapproche inévitablement de la côte, il n’y a qu’à tacher de se jeter dans la Torche. On perd son bateau (et de là tous ceux que j’avais vus crevés, culbutés l’un sur l’autre dans l’anse), mais on a une chance de se sauver. Quand c’est le jour, et qu’on voit ça de la terre, le recteur vient donner l’absolution.

— Y a eu que six péris dans la tempête d’octobre — ajoute le pilotin. — C’est pas beaucoup pour trente bateaux. Heureusement qu’y avait de la lune ! Ils ont vu l’entrée de l’anse… Après ce coup-là, ils sont restés huit jours sans sortir. Même, d’abord, qu’ils criaient que jamais, jamais plus ils ne reprendraient la mer.

J’imagine la nuit terrible, la longue lutte, les minutes suprêmes, quand le bateau noyé, talonnant, ne se relevant pas, les hommes emportés dans le furieux, le ténébreux chaos n’ont plus été que chair passive et qui va s’abimer.

Au moment où l’état de la mer a dépassé ce qui est « maniable, » leur pensée s’est tournée vers Notre-Dame de la