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je crois revoir, sous un autre ciel, en d’autres guenilles, leurs frères musulmans, ceux dont les oraisons (à côté des bateleurs, chanteurs, marchands de fruits et de fritures) enveloppent les tombeaux des saints maugrebins, aux jours des joyeux et religieux moussems. Prostrée si bas, hors de la vie, de ses jeux et travaux, la créature est partout la même. Aveugles, manchots, béquillards, culs-de-jatte, innocents, c’est la même confrérie que là-bas, une pieuse Cour des Miracles, et c’est toute l’éternelle misère humaine. Ils restent entre eux, sur le parvis de gravier et de galets, rangés comme pour un rite à l’entrée de la chapelle, accordés à sa vieillesse et sa pauvreté, participant de la même essence religieuse. Tous portent la besace où ils mettent leurs croûtes. Tous tendent une sébile de fer-blanc, et de la même main pend aussi un chapelet. En voici un que j’ai vu, déjà, à d’autres Pardons du pays. Tignasse pendante, paupières collées, menton fuyant, vague sourire de simple. Il marmotte d’incessantes patenôtres, sa tasse tendue très bas, d’un geste gauche d’aveugle. À côté sont deux très vieilles bigoudens, dont les yeux sanglants semblent pleurer ; l’une est hissée de guingois sur une béquille. Et puis, installé contre le porche même, que l’on dirait spécialement à lui, un ancien, énorme, à barbe fleurie, en béret de marin, semble incrusté à son grabat ambulant : une sorte de claie montée sur deux roues, qui le porte de pardon en pardon. Une femme tend et tient ouverte la main du paralysé. Un chien dans un harnais de corde somnole à terre. Presque tous ces mendiants, d’ailleurs, ont leurs chiens, de fortes bêtes, qui bordent avec eux l’entrée de la chapelle. Il en est un, une sorte de grand et soyeux griffon, qui suit pas à pas son maître, chaque fois que celui-ci se traîne hors du rang pour mendier plus activement sur le parvis. Quel contraste du noble animal et de ce maître : un misérable, aux jambes recroquevillées, qui ne progresse qu’en se balançant entre ses supports de bois, ses rudes sabots raclant, à chaque coup, le sol !

Les pauvres de Jésus-Christ, ceux qui ne peuvent plus qu’attendre et supplier de haut en bas… De toute cette bordure de misère, monte un vagissement doux, continu, où reviennent les mots des oraisons : En hano an Tad… Itroun Varia… Evelse bezo gret[1]. Une, vieille fée à barbiche, exsangue, est

  1. Au nom du Père… Madame Marie… Ainsi soit-il !