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la fraîcheur de la vie qui monte, en sa divine spontanéité, du fond de la source éternelle.

Et voici ceux dont elle se retire, qu’elle laisse retomber à la terre, les vieillards, plus vieillards, plus épiques et pathétiques ici qu’ailleurs, les ancêtres voûtés sur leur bâton, les nammou et tadou coz, branlants, dont les crânes se dessèchent, se parcheminent, dont les cheveux semblent prêts à se décoller aux tempes, les aïeules surtout, dont les dents jaunes, en saillie, sont plantées comme sur une tête de mort. Est-il possible qu’elles aient été jadis de plantureuses filles, que l’épaisse carnation bigouden se ratatine ainsi ? Quelques-uns de ces ancêtres, gaillards, rient encore en prenant une prise de tabac. Mais chez les très vieux, qui cheminent seuls, comme on sent l’âme, pareille en tous, de la triste vieillesse ! — alentissement, résignation, solitude, profond besoin de repos.

Oui, c’est l’un des traits par où ces assemblées d’un petit clan breton nous touchent si profondément. Comme dans ces images de couleur que l’on vendait aux Pardons de jadis, la vie humaine nous y présente ses grands moments éternels, ceux que doit traverser chaque créature, si elle va jusqu’au bout déjà courbe assignée.


Le peuple est beau ici. Il a sa couleur ancienne et son ordre naturel, où nous reconnaissons des harmonies qui furent très générales autrefois. A le voir en ses fêtes, on pense aux chants, ébats populaires, dans Goethe et Beethoven. C’est le peuple rustique et chrétien, demi-féodal encore, du vieux monde d’Europe. Si différents de race, ceux-ci sont bien plus près, en leurs modes et rythmes de vie et de pensée, qui décident leurs physionomies, des paysans dont les sabots sonnent, dans la Pastorale, à la cadence de la bourrée, que des bourgeois, liseurs de journaux, de Quimper et de Brest. Ils sont hors des courants généraux du présent. Sans doute, le service militaire prend les hommes, mais le type est si fort contre les influences étrangères ! Et le milieu natal, la grave campagne bretonne, le groupe, avec sa langue, ses coutumes, ses incessantes suggestions, les reprennent si vite ! C’est un clan, et c’est une caste, comme il y en avait autrefois, une caste qui se limite aux aotrourien[1],

  1. Aotrou : seigneur, maître, monsieur, en général celui qui habite un « château » ou « manoir, » c’est-à-dire, en langage de paysan breton, une maison qui a plus d’un étage.