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et, si graves, massives, presque solennelles en leurs rigides parures, semblaient assemblées là pour quelque cérémonie. Elles me rappelaient un groupe fastueux d’Ouled Naïls aperçu jadis à l’orée d’un village algérien. Mais quelle fraîcheur, quelle paix septentrionale et somnolente en ces rubicondes joues, où, çà et là, la lumière frisante révèle un duvet doré comme celui des génisses !

Les musiciens arrivés (deux clairons de Plounéour), des marins, toujours plus dégourdis, ont ouvert le bal, — mais entre eux pour commencer, les belles restant raides, timides, intimidantes. Des pêcheurs et des cols bleus, venus en permission. Ils dansaient avec les grâces, les dandinements des marins, la jambe comme indépendante du corps, se trémoussant toute seule, gigotant des commencements de gigue, le pied frétillant, et soudain, au milieu d’un virage, le corps courbé en deux, comme dans un coup de roulis.

Quelques couples de filles se levèrent et se mirent à tourner, et je ne vis plus qu’elles, plus volumineuses, importantes, éclatantes que les hommes. Elles entraient dans la danse comme des bateaux qui prennent la mer, de noires frégates pavoisées, lentement, largement, avec une pesante oscillation, les robes, lestées d’épais velours, prenant tout de suite du ballant. A chaque retour du rythme, se révélaient des dessous massifs de drap vert ou de drap bleu, comme aux coups de houle apparaît la couleur sous-marine d’une carène. Les splendides rubans rouges, tombant des cocardes rouges, des quartiers brillants du béguin, flottaient comme les flammes d’un triomphant pavois.

L’atmosphère s’est échauffée (une odeur d’eau-de-vie montait : on buvait ferme à côté, sous une tente). Les belles se laissèrent aller aux bras des hommes en béret, et puis des hommes en rubans, d’abord massés, immobiles près de la porte, et qui peu à peu se dégourdissaient. Elles tournaient, prises par le rythme, leurs pieds battant la terre d’une cadence exacte, mais les larges faces esquimaudes demeuraient inertes, les yeux mi-clos, comme envahies par un sommeil, ou bien les prunelles fixes, comme dans une hypnose. Avec le sérieux quasi-religieux des femmes, des primitifs, en leur parure d’idoles, elles accomplissaient le rite de la danse. On sentait la volupté de l’abandon à quelque chose de plus fort que soi : à l’homme, et aux magiques influences du rythme.