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champs de pommes de terre. Au Sud, au Nord, apparaissent les luisants de l’Océan, bordés, jonchés au loin de roches énormes, de « plateaux » où l’on reconnaît bien la fin d’un monde, où les eaux, même par les beaux jours, ne cessent pas à l’heure du flot, de se déniveler au flanc des granits, avec, çà et là, des tournoiements et des succions, de bondissantes blancheurs, — et cela sans cause visible, comme éternellement tourmentées par leur propre énergie profonde.

Un pays où je viens souvent, mais où je n’ai jamais pu rester plus de deux jours, tant il est inhumain, hostile, tant on s’y sent perdu, dispersé, et comme dévoré par les excessives puissances, d’alentour. On y a vite le goût du sel sur les lèvres. Et les yeux s’y fatiguent. Le ciel est trop grand, les écrans naturels manquent. Et puis, toujours une grasse fumée de goémons dans l’air, d’acres volutes, une blanche vapeur épandue qui monte partout de la grève. Et, si souvent, du vent, des poussières envolées d’embruns : je ne parle que des beaux jours. Au loin, l’immense concavité de la baie d’Audierne, une arène de six lieues, où viennent s’assommer les houles, fuit, s’évanouit, dans un fauve, oblique rideau de sable et d’écumes pulvérisées. Au Sud, au bout de la pointe, dans la pâle exhalaison de la soude, les silhouettes du vieux phare d’Eckmühl, les roches, les balises, le Menhir, grandissent, s’engrisaillent comme des fantômes. Et du côté des terres, la plaine aussi se voile : sur le jaune désert, on dirait le souffle trouble du simoun.

Mais ce pays n’est pas désert. Un peuple singulier y habite, à part entre toutes les tribus de la Bretagne, de type mongol a-t-on dit souvent : sans doute quelque reste d’une race primitive, antérieure aux Celtes, et qui, dans cette extrémité de la péninsule, a pu se conserver presque pur. Je me rappelle la vision que j’en eus en revenant sur cette côte après un intervalle de douze ans. Nous venions de débarquer sur la dune du Guilvinec. Fourche en main, sur la longue plage, des femmes chargeaient du varech, — des femmes courtes et puissantes, aux yeux bridés dans une figure en losange, la poitrine cuirassée d’or fané, les pieds cornés et terreux comme ceux des faunesses. Elles n’étaient guère plus de quatre ou cinq, et deux d’entre elles, avec un mouvement de lourde cloche, clopinaient. Je m’étonnai presque de les entendre parler breton, le langage des douces filles, des paysans chrétiens, si profondément