Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 58.djvu/701

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devenues tellement étrangères à nos yeux que, lorsque nous les rencontrons dans un pays où tout cela n’a pas bougé depuis plus d’un millénaire, nous ne le reconnaissons plus. Il faut toutes les découvertes de l’archéologie pour nous aider à prendre conscience de notre héritage, pour nous révéler l’étendue et la profondeur de l’Empire. Or ces découvertes ne faisaient que commencer au temps des Flaubert et des Fromentin. Ils soupçonnaient à peine l’Afrique latine, pu gréco-égyptienne, et ils n’entrevoyaient pas encore ce monde de monuments, de statues, de mosaïques, de débris de toute sorte, que les archéologues ont remis au jour. On aurait bien surpris l’auteur de Dominique si on lui avait dit que ces cafés maures qu’il s’amusait à décrire ou à peindre avec tant de complaisance, c’étaient les cabarets latins du temps d’Apulée, fort semblables à l’umcta popina d’Horace ou de Juvénal, — ou encore que ces carrefours du vieil Alger où il aimait planter son chevalet, c’était l’image très peu altérée des carrefours et des ruelles en pente de la Carthage romaine, telle qu’elle apparut aux yeux du jeune Augustin débarquant de sa petite ville numide.

Aujourd’hui, il suffirait, pour le convaincre, de le conduire au musée du Bardo et de l’arrêter devant cette étonnante mosaïque, qui représente une scène et un intérieur de taverne. Il retrouverait, accroupis sur des bancs de bois exactement pareils à ceux des cafés maures, la clientèle de flâneurs qui, aujourd’hui encore, garnit les banquettes des modernes kaouadjis. Mêmes poses, mêmes costumes, mêmes gandourahs bariolées, mêmes calottes en coupole, — la calotte que portent les marins kabyles et les âniers de Biskra et qui fut, en des temps légendaires, le bonnet des Dioscures surmonté de l’apex, la houppette de laine rouge des chéchias algériennes. Et il retrouverait aussi, sur un coin de table, les carafes et les tasses, à côté de la miche entamée, — et le marchand de gâteaux portant son éventaire sur sa tête, et le boulanger avec sa planche chargée de petits pains ronds. Au milieu des groupes, les joueurs de crotales et les joueurs de flûte, les danseurs qui bondissent et qui tourbillonnent, en tendant les bras. Enfin le Kaouadji, la gandourah, retroussée, — alte succinctus, — qui, la cruche à la main, remplit les tasses et les verres. Il n’y manque que les burettes de café et la fumée des cigarettes et des narguilés.