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digne du nom d’homme sache « conserver sa tête froide ; » il méprise les gens « qui s’abandonnent aux larmes quand il faut agir, » et il est profondément indigné s’il croit s’apercevoir « qu’un certain étalage de sensibilité n’est qu’un jeu de théâtre. » Eh ! bien, Lally-Tollendal a manqué de mesure, il n’a pas conservé sa tête froide, il a pleuré comme un cabotin : voilà pourquoi Barnave s’est fâché. L’on avouera qu’il se moque du monde.

Cependant, Sainte-Beuve, tout en déclarant « inexcusable » et « très fâcheux pour Barnave » l’incident du 23 juillet 1789, essaye de disculper son cher Barnave. Et il le fait de la façon la plus comique. Voyez un peu ce gros Lally : « le plus gras, le plus gai, le plus gourmand des hommes sensibles, ce personnage spirituel et démonstratif, à qui un moment d’éloquence généreuse et pathétique dans sa jeunesse permit d’être déclamateur toute sa vie, ayant le beau rôle des larmes et se le donnant ici comme toujours ; » en face de lui, « un homme jeune, ardent, un peu amer, irrité de voir un mouvement d’humanité devenir une machine oratoire et un coup de tactique. » Après cela, concluez : « Qu’on se représente les deux hommes en présence, et tout s’expliquera. » C’est la faute à ce gros Lally !

Pourquoi ce Barnave est-il « un peu amer, » et ce n’est pas trop dire ? Il a vingt-sept ans à peine passés. Il est membre de l’Assemblée Constituante. Il a du talent, que ses collègues reconnaissent ; il entre, jeune et sans difficulté, dans la gloire… Mais, quand il était petit, un jour, sa mère l’avait mené au théâtre : car on le gâtait. Mme Barnave demande une loge : toutes les loges étaient prises, moins une, celle-ci destinée à l’un des amis ou des « complaisants » du gouverneur de la province : Mme Barnave ne balança point de s’y installer avec son petit garçon. Le directeur du théâtre, puis l’officier de garde, la prièrent de déloger : elle s’y refusa. Quatre fusiliers ne réussirent pas davantage à la convaincre. M. Barnave, que l’on était allé chercher, survint et emmena son épouse, mais en disant : « Je sors par ordre du gouverneur ! » Il paraît que le parterre avait pris fait et cause pour les Barnave et que la bourgeoisie de Grenoble fut quelques mois avant de retourner au théâtre : il fallut que Mme Barnave, apaisée la première et qui sans doute aimait la comédie, donnât le signal de l’oubli. Et Sainte-Beuve : « L’impression de cette injure dut agir sur l’esprit précoce de Barnave enfant ; on n’apprécie jamais mieux une injustice, une inégalité générale, que quand on en est atteint soi-même, ou dans les siens, d’une manière directe et personnelle… » Et Sainte-Beuve, qui aime Barnave, ne plaisante pas.