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voyait se dresser l’épée chevaleresque de la France ! Gesta Dei per Francos : cela se disait au Moyen Age. Une France qui reste mutilée de son Alsace-Lorraine n’a qu’à se taire.

Nous nous taisions. Commis-voyageur en culture française à travers l’Europe, j’évitais dans ces tournées qui m’ont un peu appris l’étranger et fait mieux découvrir mon pays, j’évitais d’aborder la question polonaise. La remettre en jeu, c’était ébranler les bases mêmes de l’équilibre mondial. De toutes nos forces, nous souhaitions éviter l’effroyable cataclysme. Il n’y avait pas de Français, fût-il Alsacien, pour l’envisager de sang-froid… Mais chaque année, chaque jour, de par l’Allemagne grossissante, il approchait. Qu’à l’heure où il se déchaînerait, le gigantesque allié de l’Est fût debout à nos côtés, sans arrière-pensée, sans restriction !… France d’abord !

Mais les exigences du fait sont plus impérieuses que toute volonté préconçue. Quand on plaide pour la France, et pour le Droit, on rencontre la Pologne à tous les tournants de l’histoire.

C’est il y a dix ans que j’ai contemplé son visage pour la première fois, que j’ai reçu d’elle ce choc personnel qui dépasse de si loin — ô vanité de notre métier d’écrivain ! — toute impression livresque.

Au mois de février 1910, par un précoce soleil, quasi printanier, m’apparaît Cracovie : la capitale historique, aux cent clochers, la ville d’art merveilleuse, avec son château, sa cathédrale, son Rynek pittoresque, sa barbacane, ses musées incomparables, ses paysannes bottées, aux jupes multicolores, son grouillement de juifs, enrobés de noir, dont les visages livides s’encadrent des boucles en cadenettes.

Cracovie me révèle la grâce de l’accueil polonais, la vigueur persistante de l’esprit national, tout ce que la pensée française représente aux confins du monde oriental, tout ce que, malgré tout, on continue d’attendre de nous…. Hélas ! à la reconnaissance du visiteur il faut bien que se mêle un autre émoi : « Vous, monsieur, qui êtes Alsacien-Lorrain, vous devez comprendre ce que nous éprouvons en pensant à nos frères, sous le joug russe. » Nécessité cruelle de ne pas comprendre tout à fait, de biaiser, de répondre à côté, d’expliquer, sans avoir trop l’air d’excuser… France d’abord. Pour cela tout, y compris l’alliance franco-russe. Dans l’Europe que domine le fait de 1871, la seule manière pour un Français de penser encore : « Vive