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dans la fable de l’Huître et les deux plaideurs. Tout n’aura-t-il pas été mangé ? » Mon ami sans doute exagère, en homme quelque peu atteint de la phobie des experts. Il reste qu’il y en a ici vraiment beaucoup, de toute nationalité, de tout grade, des vieux et des jeunes, des civils et des militaires.

Au regard d’eux les journalistes ont l’air de n’être qu’une poignée : spécialistes des voyages et du grand reportage, rédacteurs de politique étrangère, la plupart se connaissent, pour s’être rencontrés dix fois dans les lieux et les circonstances les plus sensationnelles, au Caucase ou à Pékin, pour le couronnement ou le détrônement d’un roi, une révolution, une guerre, un tremblement de terre, etc.

Voici mon vieil ami Wickam Stead, le directeur du Times, avec tout un état-major d’assistants, de dactylographes et de téléphonistes. Quand il s’agit d’une réunion de cette importance, le grand journal de la Cité doit à sa vieille réputation de faire somptueusement les choses, sans regarder à la dépense. Stead a joué, par l’entremise de son correspondant de Bruxelles, tout un étage, sur la plus belle promenade. On y a arrangé tout exprès une installation téléphonique qui lui permet de correspondre avec son bureau de Londres. Un de ses prédécesseurs, Blowitz, dont les Mémoires si amusants sont d’ailleurs remplis de gasconnades, raconte par quel stratagème, en faisant spécialement chauffer un train, il put, le premier, câbler le texte officiel du traité, après le Congrès de Berlin. Bismarck, ajoute-t-il, était si étonné de la précision de ses renseignements, qu’un jour, avant l’ouverture d’une séance, il souleva légèrement le tapis qui recouvrait la table et s’écria : « Je regarde si Blowitz n’est pas dessous ! »

Stead ne prétend d’aucune manière à des exploits de ce genre. L’étendue de ses connaissances, un don véritablement prodigieux de polyglotte qui lui permet de parler avec une égale maîtrise le français, l’italien, l’allemand, celui de Berlin comme celui de Vienne, non seulement la langue littéraire mais encore l’argot, voilà sa force et la raison de son succès. Il a, depuis vingt ans, vécu dans toutes les capitales ; il y a connu tous les hommes d’État ; à tout ce qu’on peut apprendre par les livres il joint, ce qui vaut infiniment mieux, ce qu’on n’apprend que par les hommes et par la vie. Quand le journalisme atteint à ce degré, je ne vois pas trop ce qui lui est supérieur. Et quel