Il fit remarquer l’incertitude où nous étions de la direction qu’allaient prendre pendant la nuit ou au matin les colonnes ennemies arrêtées à la tombée du jour entre Bapaume et Cambrai. Allaient-elles se porter vers le Nord et se heurter à la subdivision d’armée de Maud’huy ? Allaient-elles faire face à l’Ouest et enfoncer les divisions territoriales déjà fort épuisées ? Allaîent-elles retomber par Bapaume vers le Sud-Ouest en liaison avec d’autres forces qui pouvaient surgir de la région Péronne Roye ?
Dans ce cas, la prudence n’indiquait-elle pas de retirer immédiatement le 10e corps, en tout ou partie, au général de Maud’huy et d’en ramener au moins une division vers le Sud en soutien du centre de l’armée ? N’était-ce pas trop audacieux de laisser le général de Maud’huy continuer à diriger cette nuit tout ce corps d’armée vers le Nord comme il venait de rendre compte que c’était son intention ? N’était-ce pas jouer trop gros jeu que de sacrifier la sécurité du centre à la réussite d’une attaque enveloppante ?…
Nous écoutions, silencieux, anxieux. Il semblait que le sort de cette bataille allait se décider là, dans cette salle d’école aux parois vitrées, devant cette grande carte fixée au mur, où quelques traits de fusain prenaient brusquement une signification si lourde de conséquences. Car, enlever le 10e corps à la subdivision d’armée de Maud’huy n’était-ce pas abandonner toute action énergique ? n’était-ce pas renoncer définitivement à donner à cette gigantesque bataille de l’Aisne la décision victorieuse que la France attendait ? n’était-ce pas subir de nouveau la volonté de l’ennemi au lieu de continuer à lui imposer la nôtre ? N’était-ce pas tenir compte seulement de notre propre épuisement matériel et moral sans penser qu’il était vraisemblable que l’ennemi, en face de nous, était dans le même état ?
« Un général battu est un général qui se croit battu… Vaincre c’est oser et vouloir. » C’était sans doute ces pensées-là que méditait le général de Castelnau immobile devant la carte.
Il nous regarda et dit enfin à son chef d’état-major :
— J’approuve les intentions du général de Maud’huy. Je ne change rien aux ordres donnés. Envoyez la plus grande partie des munitions disponibles fi la subdivision d’armée. Répartissez le reste entre les autres corps d’armée.