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faisant claquer sa langue. On paie sa tournée, et l’on se sent un homme avec des hommes.

A présent, la bouée de la Voleuse passée, nous allons chercher, du côté de l’ile aux Moutons, des fonds où le maquereau donne. Jean-Marie se lève :

— Allons, faut parer les lignes, j’ai des juliennes fraîches.

D’un panier plein de goémons, il extrait une anguille vivante, l’empoigne par la queue et, à toute volée, lui frappe la tête sur l’avant. « Ah ! la sale bête ! Ceux-là qui sont durs à tuer ! » Puis, dans la fluide et toujours ondulante queue, il découpe des languettes qu’il accroche aux grands hameçons d’acier. Alors on file les lignes. Les lourds chapelets de plomb tombent, entraînant la boette, dont la blancheur, en se dégradant jusqu’à s’effacer, nous révèle le mystérieux dessous de la mer… Peu à peu, la corde se tend obliquement sous l’effort du bateau. Il faut de l’habitude, à travers cette masse de plomb, dont la résistance fait continuellement vibrer toute la longue ligne, et nous scie les doigts, pour sentir les touches du poisson. Mais on en prend, et beaucoup : des maquereaux qui viennent apparaître, quand, vite, on ramène le filin, en bougeantes taches vagues, et tout de suite se réalisent, se révèlent d’argent vivant, tombent d’un coup mat sur le plancher, où commence leur danse d’agonie, avec des arrêts, des spasmes, des sursauts, de longs bâillements dans l’air mortel. Ils sont si beaux ! Quelle décision et quelle fluidité des lignes ! Ils ne diffèrent que par la taille. En chacun le type éternel de l’espèce s’atteste dans son énergique et précise pureté. Ils brillent de tous les orients de la mer, de toutes ses radieuses et changeantes nuances, par un calme crépuscule, quand le soleil a disparu, et que l’étendue placide, sous un ciel encore doré, n’est que miroitante clarté, lisse blancheur où passent des lueurs de bleu et de vert, de fugitifs ondoiements de feu rose. Lente est leur agonie. Ils sont inertes ; depuis un quart d’heure on les croit bien morts, quand, soudain, convulsés en demi-cercle, battant le plancher, ils recommencent à bondir, et puis retombent impuissants, se remettent à béer, traversés d’ondes, enfin d’un suprême et long frémissement. On regarde cette vie étrange s’épuiser. On songe qu’à travers toutes les distances des espèces, des classes zoologiques, elle s’apparente à la nôtre, que c’est toujours la vie, l’immortelle énergie qui, depuis le