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un noir cormoran perché, ailes ouvertes, à côté du voyant noir.

Jean-Marie quitte la godille, et s’apprête à changer l’amure. Il amène la misaine, la décroche, la raccroche de l’autre côté du mât, et puis, ayant craché dans ses mains, lourdement suspendu à la drisse, il se met à haler, d’un effort pesant, prolongé, répété, pour étarquer la voile, pour la hisser bien à pic. Puis il se rassied, et, méditativement, suit des yeux la balise qui s’enfuit.

— Celui-là qu’est encore à faire sécher ses ailes ! dit-il, montrant l’oiseau, dont les grands bras, toujours étendus, font là-bas, sur le ciel, une figure héraldique. — Ah ! si on aurait un fusil ! Oh ! on serait sûr de l’avoir ! S’envoler, il pourrait pas sans venir sur nous : ils ne s’envolent que debout au vent. C’est bon à manger : y a qu’à les écorcher pour que ça sente pas trop l’huile… Quand j’étais mousse, mon défunt père nous faisait des pâtés avec ceux-là, comme les pâtés d’albatros…

— Des pâtés d’albatros ?

— C’est des oiseaux qu’on appelle comme ça dans les mers du Sud. Ça repose du biscuit et du poisson. Mon père a navigué à l’Etat par là-bas, du temps des voiliers. Gabier, qu’il était. Tous les vieux de la côte ont passé Magellan, et ils connaissent les pâtés d’albatros, pas vrai, père Yvon ? (Le patron fait signe que oui). On prend ça au stoken (ligne traînante.) Paraîtrait qu’on avait le temps sur ces voiliers, dans le Pacifique. On restait des semaines sans changer l’amure, à courir toujours sur le même bord.

Magellan, les mers du Sud, les campagnes de trois ans, de l’autre côté de la Terre, j’avais oublié qu’on parle encore parfois de tout cela, et plus familièrement que de Paris, sur la cale du bourg, au pied de la mince église qui voit la mer monter dans les bois. Le monde de ces marins, qui firent leur service « à l’État, » c’est d’abord cette rivière, le petit havre natal, avec les fonds de pêche de leur côté, des Penmarc’h à Groix, dont ils savent les basses, les feux, les alignements ; et puis c’est aussi toute la vaste mer, avec, çà et là, les ports, dont ils ont vu monter les phares, après deux jours, après quinze jours, après deux mois de navigation : Plymouth ou Lisbonne, Rio de Janeiro ou Hong Kong, le Cap ou Nouméa. Je me rappelle une chaumière, dans un pli de lande, près de Porspoder, où l’on comparait, un soir, les agréments de Brest et ceux de Colombo,